Schopenhauer, en 503 lettres
Devenues introuvables en français depuis des années, ces 503 missives d’Arthur Schopenhauer s’échelonnent de ses 26 ans à sa mort. Par touches successives, elles brossent un portrait de l’homme, de son parcours, de son temps comme de son œuvre. Encore jeune et déjà philosophe, il se brouille avec sa génitrice, Johanna, « bonne romancière et mauvaise mère », correspond avec Goethe, dont il prolonge et perfectionne la théorie des couleurs et se retrouve, à la trentaine, cherchant éditeur pour son œuvre majeure, précocement achevée, Le monde comme volonté et comme représentation.
Ce qui domine : sa conviction absolue, inébranlable, d’être dans le vrai. « L’importance que j’attache à mon travail est très grande, car je le considère comme étant le fruit de mon existence ». De 25 à 72 ans, Arthur est sûr et certain d’avoir trouvé « la » solution définitive aux énigmes de la vie, illustrant de manière exemplaire la paranoïa propre aux philosophes. Cette confiance sans faille envers la puissance et l’exactitude de sa propre pensée l’habite constamment. Et tout suit de là, le meilleur comme le moins bien.
Sur le versant faible, on trouve la suffisance, voire le ridicule. Par exemple, cet inconnu arrogant précise au doyen de la Faculté de Berlin comment annoncer son prochain enseignement : « A.S. fera un cours sur l’ensemble de la philosophie, c’est-à-dire sur la doctrine de l’essence du monde et de l’esprit humain, six fois par semaine ».
Sur l’autre versant, c’est l’endurance qui triomphe. Car il faut endurer l’indifférence que témoignent ses contemporains. Peu importe… puisque son travail sera « un jour reconnu, car l’authentique et le vrai ne peuvent tout simplement pas être éternellement ignorés. » Sa traversée du désert – un quart de siècle, quand même… – le voit tantôt s’attrister (« J’ai donc eu le chagrin de voir mes ouvrages négligés tandis qu’on préconisait le faux mérite »), tantôt clamer sa froideur (« les hommes ne m’intéressent pas »), mais le plus souvent tempêter, avec acrimonie et causticité, contre la charlatanerie ambiante, la glorification des imbéciles, le triomphe des têtes creuses.
Pareille folie permet de comprendre pourquoi les premiers lecteurs, élèves et disciples, deviennent, pour Arthur vieillissant, ses « apôtres », ses « évangélistes ». Leur mission : faire connaître la vérité, veiller à sa transmission exacte et à sa diffusion la plus large ! Au fil de ces deux fort volumes, on trouvera mille autres occasions de s’instruire, de s’irriter, de sourire. Les lettres font entrer dans l’intimité d’un personnage hypersensible et méprisant, misogyne et antisémite, qu’on aura mille raisons de détester et presque autant d’estimer.
En France, sa renommée philosophique demeure sans comparaison avec celles de Kant, son maître, de Hegel, sa bête noire, de Nietzsche, son disciple rebelle. Certes, Schopenhauer eut son heure de gloire dans l’université française, mais… à la fin du XIXe siècle. On constate toutefois, ces dernières années, une reviviscence claire et nette des moyens d’accès à son œuvre. La traduction de ces Lettres s’ajoute en effet aux traductions nouvelles des œuvres par Christian Sommer (Les deux problèmes fondamentaux de l’éthique, Le Monde comme volonté et représentation, Folio, 2009), et aux traductions par Jean-Pierre Jackson, aux éditions Coda, des Parerga et Paralipomena (2015) et des Manuscrits inédits (deux volumes parus en 2017, trois à venir). Comme quoi il n’est jamais trop tard. Arthur l’a toujours su.
LETTRES
d’Arthur Schopenhauer
Edition établie et annotée par Arthur Hübscher
Traduit de l’allemand par Christian Sommer, révisé par Natacha Boulet
Folio-Essais, 2 vol, T. I, 750 p., T. II, 740 p., 11,10 € chaque volume