Victimes à plaindre ou à blâmer ?
Des hommes et des femmes arrêtés, torturés, marqués à vie dans leur chair et leur psychisme. Des femmes séquestrées, menacées, battues, violées qui ne s’en remettent jamais totalement, elles non plus. Face à pareilles souffrances, face aux vies saccagées, nous éprouvons, comme une évidence, que la seule attitude possible est de tenter, par tous les moyens, d’aider ces victimes… si tant est qu’une aide soit réellement possible. Les juger nous paraît exclu. Leur demander des comptes ? Hors-sujet ! Les soupçonner – de défaillance, de lâcheté, de quelque faute que ce soit… – nous semble même obscène. Ces victimes ont vécu l’enfer. Voilà qui suffit pour les plaindre. Nul ne songe à scruter leur conduite, encore moins à les blâmer.
Pourtant, cette attitude est récente. L’historien Jean-Michel Chaumont le souligne fortement dans sa nouvelle enquête, Survivre à tout prix ? Il rappelle comment, dans l’Antiquité, les soldats qui avaient survécu à une défaite étaient d’abord mal vus, suspects de trahison, souvent condamnés pour couardise. Il insiste sur le fait qu’au Moyen-Âge des religieuses violentées passaient pour dévergondées, et se retrouvaient vite responsables de leur déshonneur. On dira sans doute que ce sont des témoignages relatifs à des mœurs très anciennes, des carcans moraux depuis longtemps obsolètes, des rigidités caduques depuis des siècles. Et l’on aura tort.
Car Jean-Michel Chaumont, dépouillant d’étonnantes archives datées de 1945, montre combien des militants communistes, à la Libération, confessent encore méthodiquement les survivants pour savoir comment ils ont tenu sous la torture, pourquoi ils ont survécu aux camps, aux conditions extrêmes. Ont-ils ou non trahi ? Doivent-ils d’être encore vivants à leur complicité avec les bourreaux ? Les mêmes questions, à la fois insupportables et cohérentes, ont été posées à propos des membres des Sonderkommandos, déportés juifs qui travaillaient au déblaiement des cadavres dans les chambres à gaz.
L’intérêt de ce livre singulier, qui se tient au carrefour de la recherche historique, de la sociologie et de la réflexion éthique, n’est pas uniquement de mettre en lumière un profond et récent retournement des sensibilités. Il est surtout de proposer une méditation, âpre et prenante, sur ce que nous devrions retrouver, et conserver, des antiques morales de l’honneur. Dans les situations extrêmes, ces morales obligeaient à mourir plutôt que de se rendre, de s’avilir ou de trahir. Elles ne tenaient pas la vie pour la valeur suprême, alors que nous avons désormais tendance à considérer, à la fois, que rien n’est plus important que de survivre, et que des circonstances hors normes effacent toutes les exigences éthiques.
C’est ce que pensait aussi Jean-Michel Chaumont, auteur notamment d’un travail marquant sur La concurrence des victimes (La Découverte, 1997). Depuis, ce chercheur belge, professeur à l’université de Louvain, a changé, et l’explique. Il a compris qu’il s’agissait, dans les rigidités anciennes, de tout autre chose que persécuter les victimes par des brimades morales. Le but est de faire tenir debout les valeurs, et la responsabilité de chacun, en n’acceptant pas que la survie se paie de n’importe quel prix. Pour quoi faire ? Un jour futur, si nous étions confrontés à de pareilles circonstances, nous pourrions, au moins, nous poser la question de savoir s’il faut survivre ou non.
SURVIVRE À TOUT PRIX ?
Essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes
de Jean-Michel Chaumont
La Découverte, 398 p., 26 €