La politique, sa disparition, sa survie
Finis, les vieux clivages. Terminés, antagonismes et affrontements. Tout ce qui faisait la politique – ses conflits, son tragique – appartiendrait désormais à l’histoire ancienne. La politique aurait sombré avec le monde d’autrefois, des illusions vaines, des mirages nocifs. N’a-t-on pas vu des enfers se construire au nom du Bien, des cadavres s’amonceler à l’appel des lendemains qui chantent ? Tomber de nouveau dans ces pièges serait signe d’immaturité, de sous-information, voire de niaiserie pure et simple. Dorénavant, nous voyons clair. Nous discernons enfin nettement la logique des choses, l’inanité des contradictions, la possibilité des consensus. Autrement dit, nous pouvons être ef-fi-ca-ces !
Voilà ce que nous chante, soir et matin, sur tous les tons, l’air du temps. De discours officiels en commentaires médiatiques, on célèbre l’évanouissement de la politique. Sans qu’on entende beaucoup de refus critiques de cette éviction. Sans que les philosophes se bousculent pour en dénoncer les dangers et en démonter les subterfuges. C’est pourquoi il est intéressant de lire l’essai, atypique et corrosif, d’Harold Bernat. Cet agrégé de philosophie n’aime pas du tout les artifices innombrables qui s’efforcent de nous faire croire que le monde est définitivement lisse, l’histoire désormais uniforme, la pensée aussi apaisée que la société, à jamais stabilisée. Au contraire, il est convaincu que tenter de réduire ainsi à néant tout ce qui est négatif revient à tuer à la foisl’histoire, l’humain et la politique. Car cette dernière consiste en affrontements permanents sur le sens – celui de la vie collective, de l’histoire commune et de l’avenir à construire.
Alors, le philosophe proteste, pourfend, démonte. Sa cible affichée : Emmanuel Macron, considéré comme symptôme ultime de la néantisation des conflits. Par son refus constant des contradictions, sa volonté de faire le vide, sa plasticité à s’adapter à tous les discours, le nouveau président incarnerait le « couronnement de l’éclipse », l’annulation presque complète de la tragédie constitutive de la politique elle-même, et de ses luttes sans fin. Ceux qui lui résistent encore ne seraient pas des adversaires à combattre, plutôt des imbéciles qui n’auraient pas bien compris, des inattentifs à qui manqueraient les bonnes explications. Capable de soutenir tout et son contraire, ne disant finalement rien et l’inverse, Macron représente finalement, pour Harold Bernat, le simulacre porté à sa perfection.
Ce livre caustique irritera sans doute. Mais pas nécessairement pour les motifs les plus essentiels. Car son objet principal n’est ni la personne du président, ni les mesures qu’il propose, ni même le mouvement qu’il a fondé. C’est avant tout la défense et illustration de la nécessité vitale d’une pensée critique. Ce qui anime Harold Bernat, et vaut d’être salué, même sans partager toutes ses analyses, c’est bien le refus acharné, honnête et résolu, de la disparition annoncée des clivages profonds, des utopies et des contradictions humaines. Contre le réalisme à tout prix, il reste fidèle à la belle formule de Max Weber, dans Le Savant et le Politique : « Il est parfaitement exact de dire, et toute l’expérience historique le confirme, que l’on n’aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s’était pas toujours et sans cesse attaqué à l’impossible. » Voilà pourquoi la politique ne saurait disparaître sous la gestion. Ni les oppositions radicales sous les consensus.
LE NÉANT ET LA POLITIQUE
Critique de l’événement Macron
d’Harold Bernat
L’Echappée, « Pour en finir avec », 160 p., 12 €