Omerta et délation
Un homme abuse de son pouvoir pour agresser des femmes. Influence et fortune lui assurent, longtemps, le silence sur ses agissements, donc l’impunité. Un jour, l’omerta se fissure, la parole se libère, le système s’effondre. Ce court scénario, au cœur du scandale actuel autour du producteur américain Harvey Weinstein, ressemble fortement, au premier regard, à celui que suscita Dominique Strauss-Kahn en 2011 : tout le monde savait, personne ne disait rien, ensuite chacun ajoute nouveaux détails et nouvelles charges. Avec une forme soudaine de complaisance vengeresse, une profusion de témoignages et de détails à la mesure de tout ce qui fut caché. Comme s’il fallait rattraper la parole perdue, et compenser la honte de s’être tu par la surenchère et la concurrence des dénonciations.
Il serait trop simple de croire que l’histoire se répète à l’identique, sans transformation. Si la trame est analogue, les répercussions sociales, cette fois, sont différentes. Particulièrement en France, où l’implantation des réseaux sociaux change la donne. C’est ce que montre l’ampleur prise, en quelques jours, sur Twitter, par le mot-clé « Balance ton porc », lancé par la journaliste Sandra Muller. Celles qui y interviennent ne sont ni actrices à Hollywood ni femmes de ménage à New York – simplement des employées, des étudiantes, des citoyennes lambda. Elles disent les propositions gênantes ou obscènes, les attouchements insistants et intrusifs, les chantages à l’emploi que leur font subir des machistes à front bas qui sont leurs employeurs, leurs professeurs, leurs voisins. Tout ce qu’elles ont tu, et subi en silence.
Il s’agit sans doute d’un tournant. Un de ces moments où ce qui était coutumier devient intolérable. Ce qui était caché, enfoui, doit se révéler et cesser. Ainsi commencent les révoltes, comme l’a bien vu Albert Camus, en 1951, dans L’homme révolté : quand un seuil est franchi, le sentiment s’impose que ce n’est plus possible, plus vivable ainsi. Soudain, cette conviction l’emporte : il faut désormais dire non, mettre des mots sur la domination, pour qu’elle prenne fin. Le paradoxe, c’est que dans les faits, rien n’a réellement changé. Le basculement a d’abord lieu dans les têtes. Il pousse, brusquement, à parler et agir pour rétablir justice, respect, dignité. La fin de l’omerta correspond à l’impression que l’honneur bafoué doit être restauré, et désormais préservé. Il ne s’agit pas ici de l’honneur artificiel des codes sociaux, mais bien de la dignité – celle d’exister pleinement.
Le philosophe américain d’origine ghanéenne Kwame Anthony Appiah a montré, dans son livre Le Code d’honneur (Gallimard, 2012), comment se produisent ces « révolutions morales ». Il en étudie trois exemples : l’aristocratie britannique abandonne le duel, les Japonais cessent de bander les pieds des femmes, l’abolition de l’esclavage devient une lutte politique majeure. Chaque fois, tous les arguments étaient déjà connus, et demeuraient inefficaces. Mais, « un beau jour », comme on dit, ce qui était honorable devient honteux, ce qui était supporté s’éprouve comme insoutenable. Il se pourrait que nous assistions, envers le harcèlement sexuel, à une mutation de ce style.
S’en réjouir ne doit pas empêcher de voir que cette effervescence n’est pas dépourvue non plus d’éventuels effets pervers. Prise de conscience et prise de parole sont une chose, délation et justice expéditive en sont une autre. Actuellement, les deux se mêlent. Le risque existe donc d’un fantasme où les médias remplacent les tribunaux, où les réseaux sociaux se substituent à la justice. Il ne faudrait, d’autre part, que le combat contre le harcèlement sexuel débouche sur un triomphe du puritanisme et de la défiance systématique.
Imaginons qu’il devienne tout à fait impossible, mal vu, voire délictueux de « dire à une inconnue qu’elle est belle », pour reprendre le titre de l’expérience n° 78 de mes « 101 Expériences de philosophie quotidienne » (Odile Jacob, 2001). Pareille censure révélerait une grave détérioration du lien humain. Tout simplement parce que Eros est ce qui fait tenir l’humanité. Débarrasser la vie quotidienne des chantages sexuels vulgaires et des gestes déplacés est indispensable. Mais il faut aussi veiller à ne pas jeter l’humanité, Eros inclus, avec la boue des porcs. Non, la vie n’est pas simple. C’est aussi ce qui fait son charme.