Aristote et l’estomac des bigorneaux
Contrairement à ce qu’on peut penser, l’estomac des bigorneaux est admirable. « Semblable au jabot d’un oiseau », il « vient immédiatement après la bouche », avec, en dessous, « deux appendices blancs compacts, semblables à des mamelles, comme ceux qui se trouvent aussi chez les seiches ». C’est le grand Aristote qui le dit, dans ses Histoire des Animaux (1). Il a pris la peine d’ouvrir, de regarder, de se demander comment c’était fait, dedans. Et il s’est émerveillé. Il sait bien, et le dit superbement, que la première marche consiste à surmonter « un dégoût puéril ». Aucune bestiole n’est ignoble. Toutes sont à observer en détail, comme si elles étaient divines. « Il faut aborder la recherche sur chacun des animaux sans répugnance, parce qu’en absolument tous il y a quelque chose de naturel, c’est-à-dire de beau ».
Voilà ce que rappelle d’essentiel, pour commencer, La lagune. Ce livre d’Armand Marie Leroi est aussi singulier que son auteur. Hollandais élevé en Nouvelle-Zélande, étudiant au Canada, thésard en Californie, post-doc à New York, aujourd’hui professeur de biologie à l’Imperial College de Londres, Armand Marie Leroi s’est longuement promené sur les pas d’Aristote. A travers les bibliothèques, les siècles et les îles grecques. Il en a ramené un récit étonnant, où s’entrelacent connaissances et charmes charnels. Car ce chercheur n’est pas seulement un savant. C’est aussi un conteur époustouflant, qui a signé plusieurs documentaires pour la télévision et deux ouvrages principaux, l’un en 2004 sur les hommes mutants (2), primé par le Guardian, l’autre en 2104, aujourd’hui traduit en français, remarquablement, par l’helléniste Catherine Dalimier, La Lagune.
Elle se trouve dans le golfe de Kalloni, sur l’île de Lesbos. Vers 346 avant notre ère, contraint de s’exiler d’Athènes, Aristote y a sans doute passé plusieurs années. Il y a mis de côté la métaphysique, la logique, la rhétorique et la poétique, l’éthique et la théorie politique, tout ce qui a fait sa gloire et son emprise sur la pensée depuis une vingtaine de siècles. Il a disséqué des seiches, des langoustes, des huitres, des oursins… plus de 35 espèces ! Il a observé mollusques, poissons, oiseaux, mammifères. Il a comparé, réfléchi, décrit, supputé… Pas à pas, il a tout simplement inventé la biologie. Avec génie, avec passion. Et avec quelques erreurs.
Armand Marie Leroi restitue par le menu cette aventure intellectuelle et sensible. Il en éclaire la grandeur, n’en dissimule aucun des faux pas. Il rend justice, avec un luxe de détails et de connaissances impressionnant, à la patience d’Aristote comme à son ardeur. Il montre comment se rapproche et se distancie Aristote et Darwin, ou encore Aristote et l’ADN, ou les Big Data. Il explique également pourquoi, une fois sa physique balayée par la science moderne après avoir été la doctrine dominante au Moyen Âge, sa biologie a pratiquement sombré dans l’oubli.
Notre auteur a pratiquement tout lu, textes grecs, commentaires au fil des siècles, visité tous les lieux, refait voyages, expériences, dissections. Ce monceau de connaissances, il a su le mettre en scène avec un vrai talent d’écrivain. Voilà donc un livre d’histoire, de science et d’idées qui sent tour à tour – c’est une rareté – le vieux papier, l’air du large, le tabac, les algues, l’ouzo et la salade de poulpe. Les bigorneaux se dégustent aussi.
(1) Une nouvelle traduction, par Pierre Pellegrin, vient de paraître en GF (n°1590, 674 p., 16 €).
(2) On Genetic Variety and the Human Body (Viking, 2004)
LA LAGUNE
Et Aristote inventa la science…
(The Lagoon. How Aristotle invented Science)
d’Armand Marie Leroi
Traduit de l’anglais par Catherine Dalimier
Flammarion, 560 p., 29 €