Disposer de soi-même
Comment va évoluer la crise catalane ? Personne, aujourd’hui, ne le sait avec certitude. Il est sûr que bon nombre de ses particularités sont liées à l’histoire de l’Espagne contemporaine, de la guerre civile aux Jeux Olympiques de Barcelone, en passant par le franquisme et la Constitution de 1978. Mais cette revendication d’indépendance s’inscrit également dans un mouvement bien plus vaste. Il concerne bien évidemment la question des nationalités, qui travaille l’Europe depuis des siècles, et le célèbre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, renouvelé ces dernières décennies par la décolonisation et les régionalismes.
De ceci, tout le monde convient – quitte à diverger ensuite sur les analyses. Je crois pour ma part qu’il est nécessaire d’aller bien au-delà de cette première évidence, et d’ouvrir plus grande la focale. Car la profonde demande d’autonomie des Temps modernes, dans le mouvement des idées comme dans les attitudes concrètes, concerne les individus tout autant que les collectivités. République catalane et PMA pour tous semblent n’avoir aucun lien. Elles se rejoignent pourtant – avec une foule d’autres revendications actuelles – dans cette même exigence : disposer de soi-même, décider au nom de son seul désir, changer les lois au lieu de s’y plier.
C’est là un désir récent, du moins à l’échelle de l’histoire. Obéir à Dieu, au Roi, aux coutumes, à l’ordre ancestral, à la morale établie fut très longtemps la seule option jugée normale et souhaitable. Il existait une autorité impossible à contester. Il convenait de s’y soumettre. Elle était légitime, auto-suffisante, hors de discussion. L’obéissance était donc la règle. Le bon serviteur exécutait avec zèle les directives de son maître, le bon sujet celles de son monarque, le brave homme celles de son clan. Dans les faits, il n’en était pas toujours ainsi, cela va de soi. Mais tel était bien le modèle à suivre, l’attitude recommandée. Et personne ne brisait ouvertement ce consensus de fond.
Il fallut l’émergence progressive, à la Renaissance, de l’individu et de ses droits pour que s’affirme l’exigence de la pensée libre et des décisions indépendantes. Ces objectifs seront au cœur des combats menés par les Lumières. Disposer de sa raison, penser par soi-même, oser savoir et comprendre, voilà ce que Kant répond, en 1784, à la question Qu’est-ce que les Lumières ? « L’officier dit : ne raisonnez pas, mais exécutez ; le financier : ne raisonnez pas, mais payez ; le prêtre : ne raisonnez pas, mais croyez ». Contre ces consignes, Kant en appelle à l’existence « de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé par un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! voilà donc la devise des Lumières. » Pour être respectable, il convient désormais de juger par soi-même et d’élaborer seul ses décisions. Que l’on soit une personne ou un peuple, l’émancipation revient principalement à ceci : à disposer de soi-même. Et ne pas cesser le combat avant d’y être parvenu.
Les résultats de cette mutation furent innombrables et grandioses. Emergence des droits de l’homme, triomphe des libertés, règne de l’habeas corpus, sans oublier avènement des démocraties, constitution des Etats-nations, révolutions à répétition. Il faut cependant souligner qu’un équilibre était toujours maintenu, vaille que vaille, entre l’universel et le singulier : chacun secouait le joug d’un ordre injuste, mais au nom de règles valables pour tous, partout, toujours. Les émancipations s’harmonisaient au sein d’une loi d’ensemble – ou du moins étaient censées y parvenir. Voilà qui est en train de se défaire.
Au nom des désirs d’indépendance, on assiste en effet à une prolifération des refus de toute loi commune, et ces nouvelles manières de disposer de soi-même ont pour caractéristique de ne plus s’unifier. « Je fais ce que je veux, et la loi doit garantir la satisfaction de mon désir singulier. Si la loi s’oppose à ce que je souhaite, c’est elle qui a tort », telle est la nouvelle maxime. Elle guide les choix des individus comme les revendications des peuples. Sur quantité de sujets en apparence sans rapport, de l’Europe à la procréation, des identités sexuelles aux identités nationales, ce qui prime désormais est une manière de disposer de soi-même sans souci du bien collectif. Dénominateur commun : préférer le désir à la loi, le sujet à la collectivité, le peuple à l’Etat. Cette inversion des priorités anciennes est un signe majeur du présent. Il n’est pas sûr qu’il augure bien de l’avenir.