Nous, antico-modernes (Le Monde, série d’été, 4/4) Sacrée richesse
Orientaliste du XIXe siècle, James Darmesteter (1849-1894) a souligné combien certains termes latins conjuguent deux sens opposés. Altus, par exemple, désigne ce qui est « haut » (édifice, colline) mais aussi ce qui est « profond » (précipice, fosse). Avec sacer, même contraste : le terme signifie à la fois « sacré » et « maudit ». Cette dualité se comprend : une même puissance, bénéfique côté face, se révèle maléfique côté pile. La richesse en est sans doute le meilleur exemple. De nos jours comme dans l’Antiquité, l’argent et sa puissance sont à la fois loués et vilipendés, désirés et redoutés, vus comme sources de tous les bienfaits et causes de tous les maux. Cette forte ambivalence avait presque disparu au Moyen Âge, où la pauvreté faisait figure d’idéal. Durant les Temps modernes, un leitmotiv inverse (« Enrichissez-vous ! ») occupait presque toute la place.
Nous avons rétabli, au plus haut point, cette double vision de l’argent. Certains ne jurent que par expansion, croissance et prospérité, attendent le « ruissellement » supposé descendre sur tous et faire profiter chacun de la richesse de quelques-uns. D’autres ne rêvent que de mettre fin à la course folle, d’instaurer une frugalité lucide, de faire cesser l’accroissement constant des écarts entre les « riches comme Crésus » et les « pauvres comme Job » – vieilles formules qui rappellent que les Anciens ont largement exploré, et exprimé, ces oppositions. Ce qu’ils en disent est à réexaminer.
Quelle histoire, en effet, exprimerait l’ambiguïté de la richesse aussi justement que la vieille légende du roi Midas ? Dionysos a accordé un vœu à ce roi phrygien, qui a demandé que ce qu’il touche se transforme aussitôt en or. Voilà sa fortune est assurée à jamais ! Mais voilà aussi qu’il ne peut plus se nourrir, puisque ses aliments deviennent illico immangeables. Et qu’il perd ses proches, transformés en statues d’or dès qu’il les effleure ! Cette vie aurifiée, si l’on ose dire, peut faire songer en un sens à la nôtre, où les démesures du profit saccagent le plus nécessaire.
On comprend mieux, dès lors, pourquoi Platon imagine, dans La République, de préserver la Cité juste de toute corruption monétaire. Les gardiens non seulement ne peuvent rien posséder en propre, mais il leur est formellement interdit d’entrer dans toute maison où se trouvent de l’or ou de l’argent. On saisit également pourquoi Aristote, dans son Economique, fustige la spéculation financière, l’enrichissement sans limite, le profit pour le profit – ce qu’il nomme la « chrématistique » (de chrèmata, « les biens, l’argent »).
Malgré tout, cette condamnation de la richesse était loin de faire l’unanimité. Si on lit la comédie d’Aristophane intitulée Ploutos (c’est-à-dire « riche », nom du dieu de l’argent), on s’aperçoit que la leçon de la comédie est finalement plus réaliste qu’on ne s’y attendrait. Certes, le dieu Ploutos est aveugle, et favorise sans le savoir les canailles, au détriment des honnêtes gens. Il s’agit donc de le guérir, en lui rendant la vue, pour que règne la justice. Tel est le thème la pièce. Mais, coup de théâtre, la Pauvreté s’insurge, elle ne veut pas être éliminée ! « Moi qui habite avec vous depuis tant d’années », dit-elle aux Grecs, « je suis préférable aux richesses. » L’explication est cynique, reposant sur cet argument simple et provocateur : quand plus personne n’a faim, c’en est fini de la société ! Qui voudrait travailler ? Aristophane se méfiait d’un monde de citoyens assistés !
On notera toutefois une différence majeure entre l’ambivalence des Anciens envers l’argent et la nôtre. Eux pensent à la fois avantages et inconvénients, bénéfices et maléfices. Sénèque souligne aussi bien l’inutilité des grandes fortunes que la sécurité qu’elles procurent. Nous séparons les deux versants : ce sont rarement les mêmes, chez nous, qui soulignent les travers du capitalisme et sa nécessité.
Ce qui revient, dans notre hyper-modernité, c’est sans doute l’antique notion d’« économie domestique ». Pour les Anciens, cette expression est un pléonasme, En effet, quand Xénophon, Aristote ou Hiéroclès rédigent des traités d’« économie », ils ont en tête la gestion d’une petite propriété. Le mot signifie en effet la « règle » (nomos) qu’il convient pour bien tenir sa « maison » (oïkos, notre « éco »). Après quelques siècles d’industrialisation et de développement et de tourbillons financiers, le réchauffement climatique et la transition énergétique remettent la « maison » au cœur des débats. Mais son sens a changé. Il s’agit cette fois de la planète-maison tout autant que de l’habitat de chacun de nous. Le passé ne revient donc jamais à l’identique, en ligne droite. Il resurgit transformé, au fil d’une spirale.