Regards lucides sur les désordres en cours
Seuls, en pleine mer, sans visibilité. Pas de continent à l’horizon, aucune terre ferme, rien vers quoi se diriger. Une forte houle, des creux parfois impressionnants. Ce n’est pas l’évocation d’une expédition maritime, c’est la métaphore de notre situation présente. Les instruments de navigation anciens se révèlent inefficaces, les nouveaux, en cours d’élaboration, ne sont pas disponibles. Mais il faut quand même faire le point, établir des éléments de diagnostic, entrevoir ce qui nous arrive. C’est ce que tentent, au fil d’une conversation aussi éclairante qu’intelligente, Zygmunt Bauman et Ezio Mauro.
Sociologue d’envergure, inventeur notamment du concept de « société liquide », Zygmunt Bauman est mort, en janvier dernier, à 92 ans (1). Son interlocuteur, Ezio Mauro, grand journaliste italien, opposant historique à Silvio Berlusconi, dirige depuis 1996 le quotidien La Repubblica. Précisons tout de suite qu’il ne s’agit pas de l’interview d’un intellectuel, supposé détenir des vérités, par un questionneur censé attendre ses réponses. Au contraire, les deux protagonistes interviennent à part égale, et leurs regards croisés se révèlent d’une grande acuité. Il ne s’agit pas non plus d’un panorama de l’œuvre de Bauman, d’une sorte introduction à sa pensée, contrairement à ce qu’affirme la présentation du livre par l’éditeur. C’est mieux que cela : un vrai dialogue sur les désarrois présents.
Premier désordre : la boussole perdue des citoyens. Eclipse du collectif, quasi disparition de ce qu’on appelait « opinion publique » : « la politique réduite à de l’événement, le leader remplacé par un gourou, la renommée supplantée par la notoriété et l’estime par la popularité », comme le dit Ezio Mauro. L’Etat est malade, le citoyen aussi, et leur couple bat de l’aile, parce qu’en fait tous les défis actuels dépassent le cadre des Etats-nations, qu’il s’agisse du capitalisme financier ou du dérèglement climatique, des migrants ou de la révolution numérique. Le diagnostic se poursuit en évoquant l’éclatement de l’espace social, en constatant que les abandonnés et les exclus ne « font pas corps », comme c’était le cas autrefois. Ils restent désormais relégués, invisibles, dans les marges – thème cher à Bauman.
La dernière partie du dialogue porte sur la solitude des connectés, les aspects ambigus, émancipateurs autant qu’inquiétants, de la vie digitale, les apports des œuvres de Manuel Castells (plutôt optimiste) ou d’Evgueni Morozov (plutôt noir). Dans ce patchwork numérique, porteur de promesses et d’oppressions, se dessinent plus de questions que de réponses, plus de perplexités que de solutions. Comme d’ailleurs dans tout ce livre, qui plonge dans les interrogations de notre époque, au fil d’un voyage parfois désillusionné, presque sombre, mais jamais désespéré.
Car Bauman, implacablement lucide sur nos impasses, n’est pourtant jamais abattu ni résigné. « Je crois, dit-il, que ce qui nous permet de continuer à vivre et à agir (au lieu de capituler) est l’espoir, qui ne meurt jamais ». Il rappelle aussi qu’Antonio Gramsci, dans ses Lettres de prison, a dit sur ce point l’essentiel en quelques mots. Par exemple : « Quand on se tape la tête contre le mur, c’est la tête qui casse et non le mur. » Et ailleurs : « Le défi de la modernité est de vivre sans illusion et sans être désillusionné. » Il reste à relever.
- Voir Le Monde du 13 janvier 2017.
BABEL
de Zygmunt Bauman et Ezio Mauro
Traduit de l’anglais et de l’italien par Béatrice Didiot
CNRS Editions, 188 p., 20 €