Du pari en politique
Theresa May, en visite à Paris, a parlé avec Emmanuel Macron de la lutte contre le terrorisme. D’autres sujets furent abordés. Le pari aurait pu être, bien que ce soit délicat. En effet, pour mener à bien un Brexit « dur », la britannique a tenté de renforcer sa majorité au Parlement. Elle a vu au contraire sa majorité fondre, et va en payer le prix. En revanche, Emmanuel Macron, qui n’était pas certain d’obtenir une majorité pour gouverner à l’Assemblée, se retrouve avec un raz-de-marée qui fait déjà envisager les inconvénients d’une victoire trop large. Pour elle, pari perdu. Pour lui, pari tellement gagné que c’en est presque trop. Décidément, la prise de risque, en politique, n’est pas un vain mot. Reste à savoir en quoi consiste cette forme particulière de pari.
Car il n’a évidemment rien à voir avec les jeux de hasard pur, espérances passives où il suffit d’attendre les résultats du sort. Fondé sur une stratégie, et sur les moyens pertinents pour sa mise en œuvre, le pari politique conserve malgré tout une part d’aléa, une incertitude constitutive. C’est donc un être hybride, constitué d’action et de chance, d’intelligence et de hasard. Cette étrangeté exige d’être disséquée. C’est d’abord une analyse sociologique affûtée qui doit guider ceux qui parient en politique. Comprendre comment s’organisent les rapports de force dans une société donnée, à un temps T, est la condition de base. Il faut dresser, avec le plus d’exactitude possible, la carte de ses frustrations, attentes, colères et aspirations – dans leur diversité, voire dans leurs contradictions. Sans oublier leurs illusions, car ce qui compte n’est pas tant ce dont les gens ont un besoin réel, que ce qu’ils imaginent désirer.
Cette analyse des mutations possibles doit concerner au premier chef les organisations politiques, l’échiquier des adversaires et des alliés potentiels. L’essentiel, comme l’enseignent depuis toujours les stratèges chinois, tient à la perception des signaux faibles, au repérage précoce des lignes de fracture. Ce discernement permet de donner au minimum d’action le maximum d’effet. Car ce qui compte n’est pas l’ampleur de l’énergie déployée, mais bien la précision de son point d’application. En ce sens, le pari politique est un usage judicieux de l’effet papillon : un déplacement infime, au bon endroit, au bon moment, aura toujours de plus vastes conséquences qu’un déploiement de forces en porte-à-faux. « D’un clignement de cils, le sage gouverne l’empire » lit-on dans le Tao-te-king de Lao-Zi.
Le temps compte plus encore que le lieu. La même action, au même endroit, mais à un autre instant, aura un tout autre effet – nul, ou même inverse. Comme les opérations militaires et financières, les configurations politiques sont toujours temporalisées. N’est efficace que l’intervention prenant place au moment propice. On sait que les Grecs de l’Antiquité nommaient « kaïros » cette agencement éphémère, opportunité à saisir apparaissant de manière fugace, jamais deux fois identique. L’histoire politique ne remet pas le couvert, ne repasse pas les plats. Le pari politique est lié aux occasions qui se présentent, à leurs évolutions comme à leurs entrechocs.
Reste que ce ne serait pas un pari si ça marchait toujours ! Si fine que soit l’analyse, si bien ciblé que soit le geste initial, le naufrage ne peut être exclu. Parce qu’intervient ce que Machiavel nommait « Fortuna », c’est-à-dire le hasard, la contingence imprévue, que Clausewitz, plus tard, appellera le « brouillard de la guerre ». Cet imprévisible n’est pas uniquement dû aux limites de ce qu’on peut planifier, aux incertitudes inhérentes à toute action future. Il provient du fait que plusieurs paris politiques sont lancés en même temps, qui se concurrencent, se chevauchent et se contrarient. Ceux des adversaires, évidemment, mais ceux aussi d’un même dirigeant. Car l’action politique est nécessairement constituée d’une suite de paris, qui se succèdent, se cumulent, parfois s’entredétruisent. Comme chacun le souligne aujourd’hui, il se pourrait que les paris gagnés d’Emmanuel Macron se transforment en handicaps, entravés par le poids d’une victoire massive. Le « trop bien » serait-il l’ennemi du bien ? Le succès a-t-il des effets pervers ? Parier que ce ne soit pas le cas, voilà un nouveau défi politique.