Troisième tour
Le débat télévisé entre les deux candidats l’a confirmé : la tension monte, les humeurs s’échauffent, les invectives fusent. Cette crispation, somme toute banale, bat aujourd’hui tous les records. Dans l’opinion aussi : beaucoup en font des tonnes dans la dramaturgie, proclament la patrie en danger et l’apocalypse pour demain. Tout le monde se croit tenu d’afficher son choix, comme si pareille transparence avait un pouvoir magique. Elle n’a de sens que s’il s’agit d’exposer des arguments et leur logique. Pour ma part, je voterai Macron sans hésiter. Mais aussi sans hystérie, sans illusion, et pas sans inquiétude. Chacun de ces termes mérite explication. En fait, ils concernent des traits majeurs de la situation présente, et non mes opinions personnelles.
Pas d’hésitation, car la nécessité d’écarter le Front National de l’accès du pouvoir n’est que pure et simple évidence. Evidence économique : sortir de l’Europe, quitter l’euro, fermer les frontières, se replier sur l’Hexagone conduirait immanquablement à une catastrophe économique et sociale. Evidence culturelle : décréter le repli identitaire, célébrer une « francitude » caricaturale et bornée provoquerait inéluctablement un naufrage symbolique. Evidence politique : donner les clés de la République à des gens dont l’attachement aux lois démocratiques est douteux, voilà un risque à ne jamais prendre. Ceci suffit.
Pas d’hystérie pour autant. Pour marquer ce clair refus, il ne sert à rien de prendre une pose de héros antifasciste. C’est même contreproductif. Certes, il existe bien au Front National des nostalgiques de Vichy, des héritiers de la Milice, toute une lie rance et toujours active où clabaudent antisémites, négationnistes, amis des nazis. Mais c’est faire injure à ses millions d’électeurs – qui souffrent d’être délaissés, incompris, jamais écoutés – de croire qu’ils sont de la même trempe, d’abord et avant tout fascisants. Car c’est faux, et de toute évidence, là encore. Il est donc inutile de jouer un mélodrame ou de sonner le tocsin. Il suffit de voter Macron.
Mais sans illusion. Car les points d’interrogation, autour d’Emmanuel Macron, restent nombreux. Sa base électorale va-t-elle s’élargir ? Sa courte et récente expérience politique sera-t-elle handicap ou gage de renouvellement ? Son programme va-t-il évoluer ? Ses soutiens puissamment hétéroclites sauront-ils éviter les frictions ou vont-ils paralyser son action ? Ces questions augurent modérément bien de son arrivée à la tête d’un pays malade, divisé, en proie à de multiples crises enchevêtrées, traversé de tensions de plus en plus aiguës. On lui souhaite donc de s’affranchir dès que possible du syndrome de Jeanne d’Arc. Et de s’endurcir, voire de se bonapartiser, s’il le faut. On doit espérer que cet homme, surnommé par les Italiens le « Petit Prince », penchera vers Machiavel plutôt que vers Saint-Exupéry. Mais nul n’en peut préjuger, ni savoir quels obstacles rencontrera cette possible évolution.
D’où l’inquiétude. Elle ne concerne pas le résultat de dimanche soir. Sauf bouleversement très improbable, il est acquis. L’inquiétude porte sur la suite. La liste des incertitudes est longue, celle des facteurs de risque impressionnante. Le troisième tour est déjà entamé dans les états-majors, et aux législatives, bien des surprises restent possibles, comme bien des déconvenues, dans tous les camps. Au-delà, dans les semaines et les mois qui viennent, a fortiori sur un quinquennat chacun voit déjà combien, dans un contexte international saturé de fortes tensions, les fractures multiples du pays vont le rendre extrêmement difficile à gouverner.
Stagnation économique globale, vifs clivages idéologiques, disparités régionales, affrontements sociaux, pauvreté et inégalités grandissantes, tensions communautaires, terrorisme islamiste, intensification multiforme des haines, des exclusions et des rejets… l’ensemble forme un cocktail explosif. Comme disait Mao Ze-Dong en 1930, reprenant un vieux proverbe chinois, « une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine ». A moins que rien ne se passe. Ou presque rien – réformettes, compromis, cacophonies et valses hésitation…-, c’est-à-dire tout ce qu’on connaît déjà par cœur, et qui a produit le marasme où nous sommes. Ce ratage assurerait le sacre de l’extrême-droite au quinquennat suivant. Voilà pourquoi – sans jouer les Cassandre, en souhaitant vivement me tromper, en espérant voir déjouée la possibilité du pire – je demeure inquiet. La lucidité l’impose.