Jerphagnon de la prêtrise à la philosophie
Il a fini, sur le tard, par devenir presque populaire. Disparu en 2011, à 90 ans, Lucien Jerphagnon savait en effet rendre la philosophie familière, drôle et grave. Sa science ne s’embarrassait pas de gravité. Il n’hésitait donc pas à aborder avec gouaille les questions sérieuses, pour les apprivoiser. Avec un même ardeur allègre, il convoquait les philosophes antiques, la vie romaine et ses étrangetés, Saint Augustin et ses méandres, toujours fidèle à sa maxime : « On n’a pas le droit d’emmerder un lecteur qui ne vous a rien fait. » De cet étrange farfadet, on savait qu’il avait été l’assistant de Jankélévitch, son directeur de thèse, qu’il avait l’érudition pointue, l’humeur vive et qu’il préférait les Tontons flingueurs à Heidegger. On ignorait toutefois, le plus souvent, qu’il avait été ordonné prêtre en 1950 et avait enseigné dix ans au Grand Séminaire de Meaux, avant de quitter les ordres en 1961. Ce n’était pas un secret, mais il n’en parlait jamais.
Les deux volumes qui paraissent aujourd’hui chez Robert Laffont éclairent cette période oubliée, chacun de manière différente. Le premier, dans la collection « Bouquins », rassemble sept ouvrages publiés par Lucien Jerphagnon durant ces années de prêtrise. On y trouve notamment trois essais sur Pascal, une méditation sur la définition de la personne humaine et, en ouverture, son premier livre, Le mal et l’existence, publié en 1955 aux Editions Ouvrières. Centrale dans l’histoire humaine, omniprésente dans celle du XXe siècle, la présence du mal – l’horreur absolue, désespérante, injustifiable – n’a pas, si Dieu existe, de solution logique satisfaisante. Le mérite de Jerphagnon est de le reconnaître. Il commence par mesurer la diversité et l’ampleur du mal, au lieu de chercher, comme fit longtemps la théologie rationnelle, à effacer la question. Le mal n’est pas un mirage ni une erreur de perspective. Personne ne peut admettre qu’il entre dans un plan divin quelconque. Seul, peut-être, l’étonnement d’exister peut nous permettre de tenir.
« Il faudrait rendre à nos compagnons de vie le plus difficile et le plus utile des services : les amener à s’étonner d’exister. Il faudrait qu’ils cessent de vivre et d’exister en habitués dans un monde où les choses qui d’abord étonnèrent finissent dans le quotidien et le banal. » Ces mots figurent à la dernière page de ce premier livre publié par le prêtre. Ils peuvent se lire également comme les paroles d’un philosophe, ancré seulement dans le monde, la terre et la finitude. A la fin des années 1950, le chemin de Lucien Jerphagnon va passer d’un versant à l’autre, de l’Eglise à la vie philosophique. L’Astre mort – son seul roman, demeuré inédit, retrouvé par sa fille qui a choisi de le publier – évoque l’atmosphère de cette mutation, sur un registre autobiographique mais distancié.
Durant trente jours, en septembre, le narrateur arpente pendant des vacances les lieux de son passé. Il mesure la distance parcourue, sans en saisir toutes les raisons. « C’est comme si tout se mettait en place dans ce monde intérieur que j’avais cru longtemps plus tragique que l’univers. » A la place de l’anxiété, un calme nouveau : « le tragique s’était désamorcé tout d’un coup ». Et un autre horizon : « Je savais que de l’avenir je n’avais plus rien à craindre, puisque tout se tenait : le meilleur et le pire (…) le plaisir et le vide, la vie et la mort ». La philosophie, cette fois, décidément.
L’AU-DELÀ DE TOUT
de Lucien Jerphagnon
Préface de Mgr Poupard
Robert Laffont, « Bouquins », 928 p., 30 €
L’ASTRE MORT
De Lucien Jerphagnon
Robert Laffont, 224 p., 19 €