Inventaire 1935, inventaire 2017
Une extrême-droite déjà au pouvoir dans certains pays d’Europe, et sur le point d’en conquérir d’autres. Des progressistes désemparés, convaincus de n’avoir pas eu totalement tort, mais ne sachant comment faire le tri entre erreurs stratégiques et perspectives d’avenir. Tant d’énergies écrasées par réactionnaires, conservateurs et fascistes que s’impose un diagnostic d’agonie et de confusion. Mais aussi une exigence impérieuse : faire lucidement l’inventaire du présent, tenter de discerner, dans le chaos ambiant, ce qui est porteur de nouveauté et d’avenir… Parce que « l’époque se putréfie et en même temps crie comme une femme en gésine. »
Décidément, on pourrait se croire en 2017. Pourtant, c’est la situation qu’Ernst Bloch a sous les yeux en… 1935. Sans doute faut-il prendre garde aux illusions d’optique, ne pas confondre trop vite les années 30 et le début du XXIe siècle. Il n’en reste pas moins que cet étonnant volume entre plus d’une fois en résonnance directe avec notre actualité.
A cette époque, le philosophe Ernst Bloch a une quarantaine d’années et déjà plusieurs livres à son actif, notamment L’Esprit de l’Utopie, publié en 1918 et sa thèse sur Thomas Münzer, théologien de la révolution, parue en 1921. Au fil des années vingt, il signe dans nombre de journaux et revues des chroniques politiques et culturelles, défend les avant-gardes, combat résolument le nazisme. Son singulier profil en combinent plusieurs : marxiste hétérodoxe, esthète attentif aux nouveautés, comme l’expressionisme, visionnaire prophétique, écrivain flamboyant, penseur du futur convaincu que ce qui n’est « pas encore » (Noch Nicht) travaille continûment l’histoire humaine.
En exil à Zurich, Bloch rassemble ces textes épars sous le titre Héritage de ce temps. Le livre lui vaudra d’être déchu de la nationalité allemande, de trouver refuge aux Etats-Unis, où il rédigera grand œuvre, Le principe Espérance, avant de revenir en Europe. En tout cas, 82 ans après sa parution, ce recueil réserve aux lecteurs bien des surprises. Les unes sont littéraires : Bloch décrit l’époque comme « poussière », détaille l’odeur de moisi qu’elle exhale, dépeint par le menu la « distraction » où s’étourdissent les employés berlinois des années 20, conçoit l’insanité nazie comme « enivrement ». D’autres surprises sont philosophiques. L’une des plus intéressantes provient de la distinction entre plusieurs présents : « aujourd’hui » n’est jamais homogène. Plusieurs couches de population peuvent coexister sans être vraiment contemporaines. Paysans, étudiants, ingénieurs ou grands bourgeois vivent ainsi dans des temporalités dissemblables, « tous ne sont pas présents dans le même présent. »
Toutefois la plus forte intuition d’Ernst Bloch porte sur la nécessité d’entamer l’inventaire de ces présents. Partout, il cherche le partage des eaux entre ce qui est à rejeter et ce qui peut, ou doit, être repris. Il tente de discerner le visage possible d’un autre avenir même sous le masque hideux du Troisième Reich, même dans les croyances occultes et les superstitions bouffonnes, même dans les modes intellectuelles infâmes, même dans les œuvres d’art qui paraissent absurdes et désespérées. Une fois de plus, voilà qui devrait nous rappeler quelque chose.
HÉRITAGE DE CE TEMPS
d’Ernst Bloch
Traduit de l’allemand et présenté par Jean Lacoste
Klincksieck, « Critique de la politique », 354 p., 25,50 €