Primaires et télé-réalité
A droite comme à gauche, dans l’ensemble, les primaires sont bien vues. Tout le monde ou presque se félicite de leur existence. Elles rendent visibles les différences entre les programmes comme entre les personnalités des postulants. Elles garantissent la transparence du choix, respectent le pouvoir des citoyens, renforcent ainsi la démocratie. Bref, que des avantages… Ce n’est pas faux, mais à nuancer. Car il suffit de suivre ce processus – pour les débats télévisés de la droite naguère, et dans deux jours pour le premier débat de la gauche – pour être frappé par ses ressemblances avec les émissions de télé-réalité. Personnalisation des candidats, confessions intimes, joutes et tournois, et surtout, surtout, élimination au fil des semaines : ils seront 7, puis deux… et n’en restera qu’un. Exactement, mutatis mutandis, comme dans The Voice, Top Chef, Koh Lanta, The Bachelor et quantités d’autres émissions.
La règle d’or : toujours éliminer. Il s’agit, selon les cas, de faire disparaître progressivement de la compétition mauvais chanteurs, mauvais cuisiniers, mauvais équipiers ou mauvaises prétendantes. Mais chaque fois, ce qui compte, c’est de faire partir le maximum de participants, de les voir disparaître. L’impératif est toujours de faire place nette. Afin qu’il ne reste qu’un vainqueur… Le même modèle s’est installé dans tous les domaines, qu’ils soient professionnels, privés, politiques, artistiques. Pourquoi donc cette idée fixe de l’élimination s’est-elle imposée ? Plusieurs ingrédients se sont probablement combinés : un fond d’idées promues d’abord par Darwin (ne survivent que les mieux adaptés), la concurrence exacerbée par la mondialisation, le culte des performances, l’empreinte croissante des compétitions sportives, le triomphe des apparences dans la société des images.
La ressemblance croissante entre les primaires et la téléréalité soulèvent des questions encore peu aperçues. La première concerne l’équivalence entre « vainqueur » et « meilleur ». Le dernier, l’ultime survivant, le candidat qui n’a pas été éliminé au cours des épreuves rafle la mise. Est-il pour autant le meilleur ? Oui, s’il s’agit d’une compétition sportive, d’un tournoi. C’est discutable, en revanche, dès qu’il est question de spectacle, de création artistique… et de politique. Car la puissance créatrice ou la compétence à diriger ne se révèlent pas nécessairement de manière spectaculaire. Encore faut-il savoir qui juge, qui élimine les candidats, et sur quels critères.
Dans le registre sportif, tout semble simple : les matchs et les scores tranchent. Dans la plupart des télé-réalités, l’élimination des perdants passe par le verdict d’un jury d’experts, parfois combiné avec le vote du public. Dans le processus des primaires, les citoyens paraissent être seuls en position de décideurs : leurs votes élimineront les moins bons. C’est pourquoi la démocratie semble renforcée, alors même que la transformation de la politique en spectacle tend plutôt à l’affaiblir. Il n’est pas sûr en effet que la compétence d’un homme d’Etat se confonde avec son costume, sa prestance, ses réparties. Cette confusion est pourtant devenue monnaie courante, signe que la télé-réalité a tout submergé.
L’élection de Donald Trump le confirme. Car on ne saurait oublier que depuis 2004, sur NBC, les nombreuses saisons de l’émission The Apprentice ont rendu le milliardaire populaire. Les candidats à un poste dans son groupe vivaient dans une suite de la Trump Tower et se voyaient éliminés un à un par le patron lui-même et son célèbre « Vous êtes viré ! » (You are fired !). La différence majeure avec nos primaires, c’est évidemment que Donald Trump n’a jamais joué, dans l’émission, un rôle de candidat ! Il était d’emblée la puissance éliminatrice, l’incarnation du pouvoir d’élire ou d’éliminer. Il faut sans doute voir les récentes primaires américaines sous cet angle : voter Trump n’était pas choisir un candidat, mais installer politiquement celui qui, à l’écran comme dans la vie, était déjà le patron. C’était donc confirmer que la réalité de la télé submergeait entièrement celle du politique. C’est aussi conduire à cette étrange idée : la fonction principale d’un dirigeant serait d’éliminer des dossiers, des candidatures, des projets. Nous sommes probablement sur la même pente, avec des modalités différentes. Raison de plus pour devenir attentif.