Chaque langue, universelle et particulière…
Ce fut moment singulier de l’histoire de la culture européenne. Le « temps des langues », à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle, a vu un extraordinaire foisonnement de découvertes, de théories, de recherches. Nous dépendons encore, souvent sans le savoir, de ce qui s’est joué alors : déchiffrement de quantité de langues ignorées auparavant des Européens, analyse de leurs structures, de leurs parentés, de leurs évolutions et de leurs incompatibilités, réflexion sur la grammaire, la traduction, les relations de la pensée et des syntaxes. Dans ce tourbillon d’idées, un penseur occupe une place cruciale, encore trop peu perçue ou mal comprise : Wilhelm von Humboldt (1767-1835). Denis Thouard, directeur de recherches au CNRS, a édité certaines de ses œuvres et lui a déjà consacré de nombreuses études. Avec la synthèse qui paraît aujourd’hui, il met clairement en lumière les tensions internes, mais aussi la frappante actualité, du « projet de Humboldt ».
Au cœur de l’œuvre abondante de ce linguiste-philosophe, une double volonté : d’une part saisir les mécanismes universels du langage, d’autre part scruter les rouages particuliers de dizaines de langues, du basque au chinois, de l’égyptien au kavi. Humboldt avance sur ces deux fronts à la fois. Le versant universaliste de son projet l’inscrit dans la tradition de la « grammaire philosophique », où l’objectif est de saisir comment tout langage humain se fonde sur les mêmes opérations de la raison. Toujours – quels que soient l’époque ou le lieu – cette grammaire abstraite se confronte aux mêmes nécessités : exprimer le temps et son passage, l’activité et passivité, le nombre, les relations aux autres, etc. Mais le savant n’oublie pas pour autant l’extrême diversité des solutions inventées par chaque idiome pour répondre à ces contraintes. En explorant attentivement pas moins de 80 langues, en élaborant une trentaine de grammaires, Humboldt fait saillir également des univers disparates.
Comment s’articulent ces deux versants ? C’est ce qu’on n’a pas toujours compris, montre Denis Thouard. Humboldt fut rangé à tort parmi les relativistes. On lui a fait dire que chaque langue découpant le monde à sa manière, elles seraient incommensurables entre elles, constitueraient des univers séparés, incapables, à la limite, de communiquer d’aucune manière. Or, ce n’est pas le cas : la traduction le démontre, en se révélant à la fois « impossible »… et pourtant parfaitement praticable ! Tout le projet consiste donc à élucider de quelle manière la raison est une alors que les langues sont multiples. La solution – sous la plume de Humboldt, en 1812 – se formule ainsi : « Chaque langue présente l’esprit humain tout entier ; mais ayant toujours un caractère particulier, elle ne le présente que d’un côté. »
Le livre de Denis Thouard, nourri de quantité de lectures, est fort convaincant, Mais on ferait erreur, si l’on y voyait seulement une savante contribution à l’histoire des idées. Certes, il s’agit d’érudition, d’analyse minutieuse d’œuvres ayant deux siècles, de débats appartenant au passé. Mais leur portée présente doit aussi sauter aux yeux. Par temps de mondialisation, de multilinguisme, de rencontres incessantes des cultures, c’est évidemment une aubaine de trouver des outils intellectuels pertinents pour penser ensemble universel et singularité.
ET TOUTE LANGUE EST ÉTRANGÈRE
Le projet de Humboldt
de Denis Thouard
Encre marine, 370 p., 37,50 €
A signaler également :
Pourquoi ce poète ? Le Celan des philosophes, de Denis Thouard. Seuil, « L’ordre philosophique », 204 p., 19 €.