Les gens d’en face, d’en bas, du dessus…
Tous voisins ! Dans le monde urbanisé, globalisé, désormais dépourvu de friches et d’îles désertes, les terriens coexistent, plus qu’à aucune autre époque de l’humanité, à proximité les uns des autres. Forte de ce constat, la philosophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet explore les dimensions multiformes du voisinage – depuis ses aspects les plus concrets (qui donc habite à côté ? quand les rencontre-t-on ? quels propos s’échangent, ou ne s’échangent pas ?…) jusqu’aux horizons psychologiques, sociaux, politiques et philosophiques les plus subtils. Le « voisin » n’est pas le « prochain » : la transcendance s’est esquivée. On se méfie du voisin, tout en comptant sur son aide. On s’en protège, tout en trouvant sa présence rassurante.
Le « voisinage » n’est pas un objet fixe, délimité une fois pour toutes. Il se révèle vite tramé de constructions imaginaires et de relations réelles, constitué de fantasmes autant que de faits et gestes. Pour cartographier cet univers mouvant, Hélène L’Heuillet fait un choix simple mais efficace : le repérage spatial. Le voisinage en effet est affaire de distance entre les corps, expérience physique avant d’être symbolique. Il est vertical ou horizontal, met en jeu boussoles et altimètres. Voilà qui ferait volontiers songer à Georges Pérec, demandant, quelque part dans Espèces d’espace (Galilée, 1974), où sont à l’instant ses amis, à quelle distance, quelle hauteur respective, dans quelle direction…
« De tous les voisins, ceux d’en haut, d’en bas, d’à côté, c’est le voisin d’en face qui fascine le plus » souligne d’emblée la philosophe. « En face » habitent les semblables, éventuellement les rivaux, ceux que l’on épie, ou épate, dont on attend reconnaissance, ou bien contre qui s’édifient des murs. Pour explorer ce voisinage frontal, tous les moyens ici sont bons, de Hitchkock (Fenêtre sur cour) à Hegel (la célèbre lutte pour la reconnaissance, entre « maitre et serviteur », dans la Phénoménologie de l’Esprit), sans oublier – entre autres ! – Jacques Lacan, Tatiana de Rosnay, Axel Honneth, Arjun Appadurai…
« En bas » se tiennent sdf, pauvres, déclassés, ceux qui vivent dans la rue, mais aussi ceux des banlieues, les subalternes, les rejetons des colonisations anciennes. Parmi les références convoquées, on trouvera cette fois Philippe Declerck aux côtés de Georg Simmel, Gayatri Spivak voisinant avec Césaire ou Appiah. Comme on peut s’en douter, les voisins du dessus sont les plus détestés : supposés riches, dominateurs, ceux qui appartiennent aux élites sont en butte à un ressentiment croissant, où s’entrelacent mobiles fondés et fables repeintes.
On l’aura compris : en balisant ainsi cet « espace sensible de la coexistence », Hélène l’Heuillet, qui enseigne la philosophie à la Sorbonne, donne à l’idée de voisinage une densité et une extension maximales. Plutôt que querelles de clocher, différends de paliers et fêtes d’immeuble, c’est bien une topographie générale des relations humaines qu’elle esquisse. Cette vaste ambition n’oublie pas de s’ancrer au ras du quotidien, au plus près du concret. Ce qui donne à ces réflexions un attrait singulier, mêlant sans cesse le trivial et le savant. Côté savant, la quantité et la diversité des références peuvent paraître excessives. Certains, il est vrai, ont beaucoup de livres pour voisins…
DU VOISINAGE
Réflexions sur la coexistence humaine
d’Hélène L’Heuillet
Albin Michel, 240 p., 23 €