L’obsession de la chute de Rome
Depuis plus de deux siècles, la chute de l’Empire romain constitue un cas d’école pour toute étude de l’effondrement des civilisations. Depuis la monumentale Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain (1776-1788) d’Edward Gibbon jusqu’à l’étude magistrale du journaliste français Michel De Jaeghere, Les derniers jours. La fin de l’Empire romain d’Occident (Les Belles Lettres, 2014), beaucoup ont cherché à comprendre pourquoi et comment a disparu l’empire le plus étendu, le plus puissant, le plus durable de l’Histoire occidentale. Qu’est-ce qui a engendré déroutes militaires, dislocation politique, affaissement économique ? Surtout, de quelle manière a sombré la grande civilisation romaine, héritière de la culture grecque, qui avait fini par régner de l’Écosse à la Libye, du Maroc à la Syrie ?
La liste des réponses est fort longue. S’y conjuguent, par exemple, l’étendue immense de l’Empire, qui rend difficile le contrôle des crises, la corruption croissante des élites et l’érosion des valeurs fondatrices du pouvoir romain, l’avènement du christianisme et la « révolution culturelle » qu’il implique, sans oublier les guerres interminables contre les Barbares, suivies de leur recrutement comme soldats dans les armées romaines et de leur implantation, par vagues successives, dans presque toutes les provinces. Sur ces derniers points, les polémiques sont vives.
« La promesse d’un monde nouveau »
En effet, ces thèmes ne relèvent pas seulement de la pure recherche historique. S’y mêlent toujours des rapprochements – discutables, mais pourvus d’une intense force d’attraction – avec les hantises de notre actualité. On compare ainsi paix romaine et paix européenne, Rome face aux Barbares et Europe face aux migrants, chute de la civilisation antique et mort possible du monde occidental actuel. Les « invasions barbares » – leur rapidité, leur impact – forment l’axe principal de ces disputes historico-idéologiques.
Schématiquement, deux grilles de lecture s’opposent en miroir. Les uns vont jusqu’à déconstruire l’idée même d’une mort de la civilisation romaine. Les dénommés Barbares n’auraient pas été des destructeurs saccageant tout, mais au contraire les porteurs d’une civilisation autre, germanique, fusionnant peu à peu avec la romanité, de manière finalement pacifique, pour engendrer l’Europe médiévale. Cette version irénique d’une « immigration salutaire », « promesse d’un monde nouveau », fut notamment illustrée par l’exposition Rome et les Barbares (Palazzo Grassi, Venise, 2008).
Vérités et illusions enchevêtrées
Aux antipodes, les autres insistent sur les destructions réelles et les morts sans nombre, et sur la nuit économique, démographique, culturelle qui s’est abattue sur l’Europe après la chute de Rome. Ainsi que sur les leçons que nous devons en tirer si nous voulons survivre.
Il y a là vérités et illusions enchevêtrées. On ne peut évidemment ignorer que les invasions barbares durent plusieurs siècles et concernent des peuples différents, cheminant par groupes de quelques milliers, finissant souvent par se romaniser et se sédentariser. Mais on ne peut nier les moments de chaos, les multiples tueries, le triomphe final des ténèbres. Pas plus qu’on ne doit oublier cette évidence : l’Histoire ne repasse pas les plats. Antiquité tardive et postmodernité ont quelques traits communs mais demeurent des temps dissemblables.