Une affaire de petits pains
J’oublie les petits pains que je mange. D’après mes informations, il en va de même pour tout le monde – dans les sociétés où l’on consomme du pain, cela va de soi. Donc vous, comme moi, comme nous tous, ne savons plus quels pains nous avons mangés à telle ou telle date. Qui – à part quelque monstre hypermnésique ou quelque dieu improbable – pourrait bien se souvenir de ce qu’il a pu avaler au cours de son existence, en provenance d’une boulangerie ? Les petits pains – qu’ils soient blancs, noirs, viennois, complets, au lait, au sésame, au maïs, au pavot et j’en passe – s’effacent avec le temps. Pas tous, pourtant.
Je me souviens en effet, comme si c’était ce matin, d’un petit pain au chocolat. Je devais avoir 8 ou 9 ans, je rentrais de l’école, nous habitions tout en haut de la butte Montmartre. Au pied des escaliers, un mendiant, barbu et vieux, du moins dans mon souvenir. Je ne sais pas ce qui m’a pris : je suis allé lui offrir mon petit pain. Depuis, je n’ai pas oublié ses yeux, ni son sourire, ni ce pain-là. Ce qui tend à prouver qu’on se rappelle mieux des pains qu’on donne que de ceux qu’on avale. Mais il n’est pas commode, en fait, de savoir pourquoi.
Il existe évidemment des réponses toutes prêtes. Du genre : « Celui qui donne reçoit, et bien plus qu’il ne donne. » On se nourrirait donc de compassion et d’altruisme plus que de viennoiseries. J’avoue n’être pas persuadé de la véracité de ces belles paroles. Peut-être suis-je trop sceptique, pas assez croyant. Trop philosophe aussi, et pas assez candide, chrétien ou bouddhiste. J’entends mieux ce que Levinas dit du visage, qui est en fait la simple présence de l’autre humain, même s’il ne dit rien, même s’il est inconnu : sa seule présence exige que je le respecte.
Elle ne prescrit pourtant pas que je lui donne forcément mon goûter. Peut-être que si, mais seulement dans certaines circonstances. La difficulté de l’éthique, ou celle de la vie, tout bêtement, c’est que ces circonstances ne semblent pas rigoureusement prévisibles. Ni toutes explicables et compréhensibles. Elles surgissent du hasard, sans qu’on ait le temps d’y réfléchir. Il n’est pas certain qu’en creusant, en se remémorant, on puisse en faire le tour. Proust, en fait, jamais n’a songé à écrire A la recherche du pain perdu. Ce n’est pas parce que son petit pain à lui était une madeleine, mais parce que ces énigmes-là nourrissent la philosophie plus que la littérature. La philosophie serait-elle donc la discipline qui examine ce qui est perdu, notamment les illusions et les fausses certitudes ? Voilà une hypothèse. En ce cas, les petits pains ne sont pas perdus pour tout le monde.