S’immerger dans l’air
Dans l’air, vous y êtes. Du premier souffle au dernier, irrémédiablement. Sans interruption ni échappatoire. Quelques grandes secondes d’arrêt, le malaise commence. Quelques minutes, vous voilà mort. Cesser d’être dans l’air, ou plutôt avec – car le cadavre est dans l’air –, nous ne pouvons pas. C’est notre lieu, notre aliment premier et permanent, notre relation constante à la vie. Tout le monde le sait. Mais chacun l’oublie. Vous comme moi.
Nous n’y songeons, en fait, presque jamais. Autre chose nous préoccupe, indéfiniment : projets émotions calculs ambitions désirs jouissances plaisirs haines ressentiments impressions perceptions sensations conceptions… L’habituel chaos, ou l’ordre ordinaire, de la vie mentale et des affaires humaines. A moins d’être plongeur de combat, alpiniste, pompier ou installateur de climatisation, ou encore asthmatique, bronchitique ou allergique, nul n’y pense.
C’est un grand tort. Parce qu’ainsi nous ne savons plus de quoi vraiment nous vivons, qui nous sommes, comment nous tenons. Il suffit de se remémorer la présence de l’air – d’abord par bribes, puis tout le temps – pour que change notre relation au monde, à nous-mêmes et aux autres. Par instants, déjà, c’est un début. Quelques manières de s’imaginer qu’on plonge dans l’air : descendre d’avion dans un pays moite, ou glacé, ou brûlant, sortir d’une piscine l’hiver, ou bien y entrer, arriver dans un silo, une scierie, un garage, une parfumerie, un souk, un marchand d’épices, un fleuriste – à vous de compléter. L’air chaque fois se donne différemment : suave ou âcre, lourd ou délié, pesant ou pétillant.
Mais ce ne sont qu’expériences fugaces, contrastes soudains. Il faut l’attention continue. Cessez donc de compter sur les odeurs, les températures ou les bourrasques pour savoir que l’air est là. Pour vous sentir relié continûment, dépendant de sa présence, ravi de sa disposition infinie, retrouvez la banalité première des techniques du souffle. Quiconque a peu ou prou pratiqué le sait : plus moyen de l’omettre, une fois qu’on ressent effectivement l’air en soi, allant et venant, soutenant et nourrissant le corps au plus intime, sans cesse. On peut y flotter sans crainte : personne jamais ne s’est noyé ainsi.
Au lieu d’oublier, restez au plus près de cet échange permanent, tenace et doux, automatique, sans vous comme avec, sérénissime, indifférent et vital, subtil et illimité. Retrouver cette évidence fondatrice : nous sommes sortis de l’eau, comme espèce et comme individu. De l’instant où nous respirons, l’atmosphère terrestre est notre placenta. Sans que nous ayons sur ce fait la moindre emprise. Et c’est tant mieux – car la vraie difficulté, comme il se doit, est de cesser d’agir. De lâcher prise et laisser faire.
Car, à proprement parler, personne ne respire : qu’on s’exerce à inspirer-expirer tant qu’on voudra, on n’a pas commencé tant qu’on s’efforce de contrôler, diriger ou maîtriser. Tout commence, au contraire, quand cessent les manigances. Inutile de se préoccuper : ça respire seul. Suffit d’accompagner – même pas, de rester vraiment fainéant. Difficile, comme tout ce qui est simple. Rare, comme tout ce qui est absolument commun. Le monde habituel, mais juste à peine autre. Et donc tout différent.
« Tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare » (Spinoza: Ethique, Livre V)