Quand j’aurai l’âme connectée
Ça ne devrait pas tarder. Déjà, le bracelet que je porte au poignet compte mes pas. Il sait combien de marches j’ai montées depuis ce matin. Il calcule combien de battements mon cœur a produits depuis un jour, une heure, une minute. Il m’indique – chaque seconde, si je veux – ma tension artérielle, mon bilan calorique, sans oublier plusieurs taux de je ne sais quoi. Voilà pourtant qui est encore élémentaire. Pas question d’en rester là.
Dans quelques mois, la génération suivante sera disponible. Quantité de dispositifs pourront mettre en mémoire tout ce que je vois, entends, éprouve. Enfin, j’archiverai en continu mes joies, peines, plaisirs, grands enthousiasmes et petites déceptions, étonnements, découvertes… Ce sera très utile. Je pourrai revoir mon existence à l’infini. Que j’étais ému – je ne m’en souvenais même plus – il y a deux ans et trois jours, à 16 h 27 ! Mais par quoi étais-je donc si troublé ? Ah oui, je vois, je comprends, là, dans le coin droit de l’écran…
Des broutilles, de pauvres gadgets. J’attends mieux, plus intense. Ça se profile. Encore quelques progrès du côté des scanners et mes neurones seront bientôt aussi parfaitement connectés que mon cœur et mes poumons à présent. Je pourrai donc, grâce à mon bracelet, mesurer avec précision mes émotions, mes goûts, mes désirs. Je saurai, par exemple, que j’ai pour Mona 2,37 fois plus d’amour que pour Lisa (les prénoms ont été modifiés à la demande de la Cnil). Je découvrirai que j’ai 3,39 fois plus peur de Loup que de Garou. J’apprendrai que le sorbet ananas me procure un plaisir presque 5,5 fois plus intense que la sole meunière. Je me connaîtrai enfin moi-même…
Mais ce ne sera qu’un début ! Je pourrai connaître aussi la magnitude de mes coups de foudre, comme on mesure les séismes sur l’échelle de Richter. Je calculerai mon degré de probité, mon taux de tempérance, mes progrès en compassion, en solidarité. J’obtiendrai – par semaine, par mois, par trimestre – le bilan de mes vertus, les indices comparés de mes mérites et de mes défaillances. Des graphiques en couleurs me permettront de suivre les courbes de mes turpitudes et de mes rédemptions. Des applis adéquates me proposeront des seuils d’alerte éthique, avec kit de vigilance orange. Cette fois, j’aurai l’âme connectée. Mes pensées seront lisibles, mes émotions mesurables, mes décisions prévisibles.
Alors, ce jour-là, discrètement, une fois la nuit tombée, comme un assigné à résidence en rupture de ban, je déferai en douce mon bracelet. Je le laisserai là, se connectant tout seul à ce qu’il pourra. Je fermerai les écrans, j’enlèverai les batteries. Et je partirai à pied, très loin, marcher dans les montagnes. Là où les seuls capteurs sont les nuages, les merveilleux nuages.