Planter une pépinière de question
Pourquoi cultiver son jardin ? Parce qu’il y pousse à foison, quand on s’en occupe correctement, des interrogations de toutes sortes. Les philosophes l’ont toujours su, d’Epicure à nos jours, en passant par Voltaire Ce qu’ils ne disent pas, c’est comment s’y prendre pour récolter des questions étranges, décoratives, vivaces, déconcertantes, nutritives. C’est pourtant simple. il suffit de suivre, pas à pas, les gestes des pépiniéristes.
Rien de plus facile, par exemple, que de cloner une question. Il suffit d’enterrer un surgeon et d’attendre qu’il prenne racine. Choisissez une interrogation philosophique, de préférence proliférante (du genre « question de l’être », « l’un et le multiple », « le temps et l’éternité » ). Enfouissez-la dans un terreau favorable (on recommande les marques « Parménide », « Platon et Aristote », « Plotin »). Vous obtiendrez des résultats classiques : le temps « chez Platon », l’être « selon Aristote », le multiple « d’aprés Plotin ». Mais rien n’empêche de forcer les cultures.
Changez de terreau Vous découvrirez des questions nouvelles. L’être chez Onc’Donald, chez James Joyce, le multiple selon Spiderman, Kasparov, le temps d’après San Antonio ou Star Trek Certaines pousses sont chétives. D’autres, au contraire, vigoureuses, avec de belles couleurs et des formes insolites, façon coloquinte. Il serait dommage d’en rester là. A côté du marcottage, expérimentez le bouturage, la greffe, les hybridations, les sélections. Prenez soin d’écarter les parasites – pusillanimité, prudence, bon sens aux yeux rouges. Car le plus intéressant surgit du plus inattendu – parfois, pas toujours, c’est le charme de l’aventure Rapprochez sans vergogne les Martiens et la morue, le bouddhisme et la Norvège, l’autisme et le champagne. Interrogez les liens inaperçus de la gnose et du métro, des hamburgers et de l’incarnation, de l’ontologie et de la laitue N’hésitez pas à scruter les caractères principaux de sujets sans objet (ou d’objets sans sujet, personne ne voit nettement la différence…). Ainsi, l’actuel roi de France, dont on ignore encore s’il est chauve ou non, et ces haikus dodus que sont nids de jument, poils de tortue, enfants d’une femme stérile.
A force de semer ainsi des graines de koan fermentées dans une sauce « Hellzapoppin », vous pourriez entrevoir deux ou trois pistes essentielles. L’une indiquerait que le sens n’est pas une denrée naturelle, mais le produit inattendu de la rencontre de divers non-sens. Une autre suggérerait que le bouffon et le roi sont recto-verso, comme le sont aussi dérisoire et sérieux, futile et vital. Une autre piste encore vous conduirait à un potager où s’épanouiraient des légumes-livres, non d’un verger à fruits-films.
Vous pourriez alors vous repaitre d’OGM (organismes gentiment médusés), photographier le sourire du chat du Cheshire et vous consacrer – définitivement – à résoudre une énigme qui n’obsède personne avant de l’avoir rencontrée : « Peut-on se mordre les dents ? ». Voilà pourquoi il faut cultiver notre jardin, prétendre que nos produits sont garantis sans mauvais gré ni rêvicide et ne se soucier de ce qu’on nomme réalité, somme toute, que modérément.