L’harmonie générale fut brève
D’après les historiens les mieux informés, tout a commencé dans la première partie du xxie siècle. A cette époque, on avait tout dit, depuis longtemps, sur les accords entre les vins et les mets. Des discussions résiduelles se poursuivaient pour déterminer le meilleur médoc sur la selle d’agneau, et quelques Ecossais s’étripaient au sujet de la qualité de sherry qui convient au stilton, mais, pour l’essentiel, c’était un art maîtrisé. C’est alors que certains amateurs de livres et de vins imaginèrent de chercher les harmonies préférables entre des textes et des crus. Ils inauguraient une discipline étonnante qui fut baptisée harmonie générale.
Les premiers séminaires réunirent quelques givrés de Flaubert. Tous convenaient qu’avec « Bouvard et Pécuchet » il était préférable de boire un rouge charpenté, plutôt corsé, un rien râpeux. Les querelles commencèrent quand il fallut trancher entre cornas, gigondas ou madiran, quelques dissidents préconisant même un ventoux. On s’accordait à préférer le blanc sec pour accompagner « Madame Bovary », mais les tenants du jurançon avaient maille à partir avec quelques irréductibles de l’irouleguy. Qu’importe : l’harmonologie avait désormais pignon sur rue.
D’abord purement littéraire, elle s’employa à conjuguer Stendhal aux meilleurs proseccos, à sauver Ibsen du schnaps, à conseiller d’oser lire les premiers textes d’Aragon avec un bouzy rouge. Cette œnotextologie gagna peu à peu le domaine des œuvres philosophiques. On cessa de boire du Coca en lisant « Critique de la raison pure », ce qui laisse un goût amer. On interdit de consommer de la bière aux lecteurs de Nietzsche, erreur aussi monstrueuse que d’ingérer du kéfir en lisant Proust. Bref, on progressa.
On comprit alors qu’il n’y avait aucune raison d’en rester là. Chercher comment harmoniser ce qu’on lit et ce qu’on boit conduisit, de proche en proche, à s’interroger sur toutes les relations à inventer entre ce qu’on lit et ce qu’on mange, sur les parfums qui conviennent aux lectures, mais aussi sur les musiques adéquates, les lumières préférables, les manières de s’habiller, de se tenir. Dès lors, l’harmonie se généralisa. Car on pouvait évidemment prendre pour point de départ les musiques, les films, les tableaux.
Ce fut donc, durant quelques années, une incroyable explosion de recherches : comment se coiffer pour écouter Wagner ? Quel parfum convient le mieux à Strindberg ? Comment s’habiller avec Janis Joplin ou Tina Turner ? Avant ou après Barnett Newman ou Rothko, que manger ? On vit se fonder des instituts, se créer des diplômes. Les harmonologues étaient partout. Leurs travaux rassemblaient sommeliers et parfumeurs, critiques littéraires et traiteurs, éclairagistes et musicologues. On crut possible l’harmonie générale. Pour certains, le genre humain y était même destiné.
Quelques années plus tard, malgré tout, ce grand dessein tomba en désuétude. Les espoirs suscités sombrèrent dans un oubli profond. Seuls quelques archivistes conservèrent des traces, tapies sous la poussière, en attente d’historiens improbables. On ignore encore les motifs de cette éclipse. Peut-être était-ce seulement une boucle, dans un parcours plus vaste. On en discute encore.