Les drôles de jeux du “je”
La règle de base, c’est de se méfier des mots simples. Surtout les petits, très courants, apparemment sans mystère. Ceux-là sont les plus redoutables, les mieux piégés. Exemple : rien de plus banal que « je ». Nous utilisons ce mot, vous comme moi, des dizaines, peut-être des centaines de fois par jour, sans y prêter attention. Certes, enfants, nous n’avons pas maîtrisé son usage du premier coup : nous nous servions de notre prénom pour parler de nous. Mais ça, c’était avant. Adulte, nous ne trouvons plus jamais difficile, obscur ni mystérieux de dire « je ». Et pourtant…
Arrêtez-vous donc une seconde. Vous ne trouvez pas curieux qu’un même pronom – identique, immuable, anonyme – serve pareillement à tout le monde pour désigner ce que chacun a d’unique et de singulier ? Des millions de personnes, toutes dissemblables, toutes singulières, parlent de leur individualité la plus intime au moyen du même terme. Ce mot énonce quelque chose d’unique, et l’annule en même temps…
« Je » a d’autres tours dans son sac. Pour un seul et même individu, il a quantité de sens et de fonctions, suivant les phrases et les circonstances. Ne parlons pas de la diversité des émotions, des goûts et des couleurs. Laissons de côté les incidents de la vie, pour ne retenir que les variations de l’« énonciation », comme disent les linguistes. Si vous dites « je pose trois et je retiens un », ce « je » est général et impersonnel : il ne parle pas de vous, mais de tout calculateur, il s’adresse à ceux qui font cette addition avec vous. En revanche, c’est un tout autre « je » qui affirme « j’arrive à la gare, je te rappelle dans cinq minutes ». Celui-là ne renvoie qu’à un seul voyageur, vous, qui s’adresse à une personne précise.
En fait, il y a un grand nombre de cas de figure. A titre d’exercice pratique, cherchez ce qui distingue ces différents « je » : « je vous déclare unis par les liens du mariage », « j’aime le taboulé », « je vote pour X », « j’aimerais revenir dans mon pays »… Mine de rien, vous constaterez vite que la situation devient critique. Car il se révèle malaisé de savoir en quoi consiste ce « je », à quelle réalité il correspond. Est-ce un mot ? Une âme ? Un cerveau ? Un fantôme ?… Antonio Damasio, neurobiologiste, imagine un chef qui n’existerait qu’au moment où l’orchestre se met à jouer. Il rejoint à sa manière l’antique intuition des bouddhistes : le « je » n’est qu’un vocable, une fiction verbale, pas une réalité. Pourtant, nous disons « j’ai bien changé » en retrouvant une photo d’enfance. Nous savons, sans vraiment comprendre comment, que ce « je » d’autrefois est quelqu’un d’autre, alors qu’il est pourtant supposé être le même qu’à présent. Il semble n’être pas qu’un mot, bien qu’il ne soit, malgré tout, rien d’autre… Décidément, les petits mots simples, on a raison de ne pas s’y fier.