La dernière dent de Platon
En quelques secondes, l’info fait le tour du monde. Partie d’Athènes, arrivée aussitôt à Tokyo, New York et Bogota : la tombe de Platon vient d’être retrouvée ! Pas loin de l’Acropole, dans le sous-sol de l’Académie, l’école qu’il a fondée, à une profondeur pas encore explorée, la sépulture ne peut laisser place au moindre doute. Les archéologues sont formels : emplacement, inscriptions, datation, tout coïncide ! On va enfin pouvoir contempler le squelette de l’homme qui a mis en place la pensée occidentale, instauré ses règles, défini ses concepts.
Une ambulance attend. On y charge avec précaution la dépouille fraîchement exhumée. Quelques centaines de mètres plus loin, manifestation violente, cocktails Molotov. L’un d’entre eux s’écrase sur le précieux véhicule. Dans le chaos ambiant, les pompiers arrivent tard… Le grand Platon n’est déjà plus que cendres. Tout a péri, sauf une dent. Vestige ultime, cette incisive du maître se révèle en bon état. On l’installe au musée, en grande pompe, histoire de faire diversion.
Au début, la foule se presse autour de la relique. A juste titre, car cette superbe dent – parfaitement saine apparemment, bien que Platon soit mort, selon la légende, à neuf fois neuf ans – a souri à Denys, le tyran de Syracuse, a connu Socrate, a suivi les dialogues, les méditations, l’enseignement du philosophe, a côtoyé ses secrets. Elle a tout vu, tout su, tout frôlé ou touché, de ses amours comme de ses idées, de ses exigences comme de ses compromis. La contempler, c’est entrer dans son intimité, entrevoir sa grandeur, saisir son génie…
A moins que ce ne soit, après tout, qu’un bout d’os. Quand on s’en aperçoit, l’enthousiasme, lentement, commence à tomber. Inutile de faire le tour de cette chose, de l’analyser de toutes les manières, de la photographier sous tous les angles pour y trouver de la pensée : ce n’est effectivement qu’une chose. Pas la plus petite trace d’idée, la moindre ombre d’une philosophie. De Platon, décidément ce n’est qu’un résidu, un fragment inessentiel, un bout de corps, rien de plus.
« Cela n’a rien de surprenant, fait remarquer un philosophe. Le vrai Platon, celui qui est immortel, mais aussi subtil, magnifique, rusé, génial et généreux, ce n’est pas sa dent, ni ses os, ni son cadavre. C’est son âme, uniquement son âme, et celle-ci est vivante, elle brille dans ses paroles, ses phrases et ses pensées. » Toutefois, comme un philosophe n’arrive jamais seul, un autre bientôt contredit le premier : « La distinction radicale du corps et de l’âme, de l’enveloppe charnelle mortelle et de l’esprit qui ne meurt jamais, vous avez raison de le rappeler, Platon l’a enseignée. Mais cette fois, qu’est-ce qui vous l’enseigne ? Un vieux fragment de mâchoire, un morceau de matière ! Vous voyez bien : ce sont les choses qui nous font penser, et les idées suivent… »