Je me sens un petit peu chose
Quelle histoire ! Tout a commencé il y a déjà une bonne dizaine d’années… Et je n’en suis pas sorti. D’accord, il y a des périodes de rémission, des moments où c’est plus facile. Tout est presque normal, et j’y pense moins. Toujours un peu, certes, mais quand même beaucoup moins, donc c’est vivable. Mais chaque fois surviennent des rechutes. En fait, c’est devenu chronique. Depuis le jour où j’ai commencé à découvrir vraiment que des objets innombrables nous entourent, nous servent, nous cernent, ça n’en finit plus. Certains sont là depuis la nuit des temps, comme un bol, un lit. D’autres sont récents, porteurs de pouvoirs étranges, comme les smartphones, les télécommandes, les congélateurs. Sans oublier ceux qui n’ont qu’un âge moyen – montres, fourchettes, livres imprimés… Tout le monde sait cela parfaitement, personne n’en fait une histoire. Mais découvrir vraiment ce que sont les choses, c’est bien plus.
Mon voyage dans les objets (merci de noter que je dis bien « dans » les objets, et non « parmi ») m’a emmené dans d’étranges contrées. Pas commode de dire exactement où. Car l’endroit n’est pas sur la carte, et tous les GPS restent en rade. Il se situe quelque part entre les choses et nous, dans une déconcertante intersection. Là, il devient vite évident qu’il y a des bouts de choses en nous, et des bouts de nous dans les choses. C’est intriqué, imbriqué, enchevêtré à l’infini – et d’une manière si bizarre, si diverse, parfois si compliquée qu’une fois engouffré dans ce dédale, on n’est pas près d’en sortir… En fait, pas question de se contenter d’un seul récit ni d’un seul lieu. Il faut envisager carrément des pays, des continents, des bibliothèques.
Écouter ce que disent les choses
Evidemment, au début, j’ai trouvé ces interrogations idiotes. J’ai tout fait pour m’en débarrasser. Pas moyen. La question des choses est devenue ce machin collant dont on ne peut plus se défaire. Alors, j’ai résolu de mener une expérience : pendant un temps limité (je croyais au début pouvoir m’arrêter), écouter les choses, noter ce qu’elles disent – façon de parler : je sais bien qu’elles sont muettes, inanimées. Malgré tout, ce n’est pas si inadéquat quand il s’agit des objets fabriqués par les humains.
Car ces milliards de choses conçues, façonnées par des humains à leur usage, portent la marque des êtres parlants-pensants qui les ont fait exister. Il faut considérer les choses comme des discours pliés, des chaînes de mots compactées. Les objets qui nous entourent, les plus simples comme les plus complexes, sont des paroles gelées. Ces machins sont faits de phrases, autant que de plastique, de tissu ou de bois. Peu importe leur matière première, des fragments de langage, des poussières d’idées s’y trouvent incorporés. Comment les extraire ?
Bol maternel, clés de l’amour
Au début, je ne savais pas m’y prendre. J’avançais à tâtons, au hasard, attendant qu’un objet se détache du reste, prenne du relief. Parfois, tout semblait très facile. Je comprenais, par exemple, ce que le bol avait de rassurant, de maternel, de préhistorique. Je saisissais que les clés ne peuvent exister seules, qu’elles n’ont de sens qu’en fonction de la serrure. Je pensais à ce que Platon dit de l’amour comme intermédiaire, jamais en place, je songeais que les clés incarnent ce qui s’ouvre en nous au fil de nos amours. A d’autres moments, les choses redevenaient muettes, indifférentes, plates. Je faisais du surplace.
Il arrive soudain que les choses inquiètent, quand se révèle leur étrangeté absolue, quand on comprend soudain combien elles sont proches, familières et utiles, mais en même temps ailleurs, dans un monde si différent du nôtre, où n’existe aucune chair, aucune sensibilité, aucune conscience, aucun désir. Où n’existent pas non plus le temps, ni la volonté, ni la mort. Ce qui affole, dès qu’on s’en aperçoit vraiment : constater comment deux univers qui n’ont rien à voir se touchent constamment. Ici notre corps, nos pensées, nos désirs, avec dedans du temps, de la mémoire et des mots, de l’histoire et de l’humain. Là les choses, matériaux multiples, formes innombrables, toutes hors vie, hors temps, hors sens.
D’habitude, on n’y pense jamais. Il suffit de manier les choses, de les traiter comme ustensiles, outils, services. Mais dès qu’on commence à les rencontrer, à entrevoir ce qu’elles ont d’étranger à notre monde, même les plus familières, alors ça ne s’arrête plus. J’ai cru pouvoir tourner la page après la publication de Dernières Nouvelles des choses (Odile Jacob, 2003), où je racontais l’expérience de mes rencontres avec 65 objets du quotidien. Tout m’est retombé dessus avec une adaptation que j’ai rédigée pour la scène et que Jean-Michel Ribes m’a demandé de jouer, au théâtre du Rond-Point. Sous le titre Comment vont les choses ? je me suis retrouvé expliquant qu’elles vont comme nous allons nous-mêmes, et que nous allons comme elles vont. Elles sont un peu humaines. Et moi, sans arrêt, je me sens un petit peu chose.
Roger-Pol Droit vient de publier La philosophie ne fait pas le bonheur… et c’est tant mieux ! (Flammarion, 202 p., 19 €) dans lequel il prend frontalement à partie ses confrères qui publient livres et articles sur un possible bonheur philosophique.