Contempler un embouteillage à l’arrêt
Bénarès, un soir de pleine lune. Les mariages, en Inde, se célèbrent ces soirs-là. Cela ne simplifie pas la circulation. D’ahurissante elle devient hallucinante. Les rues se métamorphosent en torrents vivants, les carrefours, en zones de tempêtes. Le moindre croisement engendre des encastrements inextricables, des tohu-bohus comme nulle part ailleurs.
Sur un rickshaw, saoul de fatigue après avoir déambulé des heures, évité de justesse une morsure de singe et donné une conférence à la Hindu University sur les espérances et les effrois suscités en Europe, au xixe siècle, par les doctrines indiennes, je vais sans doute quelque part. En équilibre sur l’étroite banquette qui tressaute à chaque tour de roue, l’œil sur la nuque burinée du conducteur, mal à l’aise de me faire ainsi transporter par un de mes semblables – plus âgé, moins valide et infiniment plus nécessiteux que moi.
Scandaleuse, la situation est normale. Entre la poussière froide et la brume de la nuit, entre les klaxons, les sonnettes et les cris, l’odeur du gasoil et la fumée des braseros et des épices, je m’étonne de voir où mène la philosophie. Cause : un travail entamé quelques années plus tôt sur les représentations de l’Inde chez Hegel, Schopenhauer et Nietzsche. Conséquence : un équilibre instable sur un véhicule, ni grand ni petit, non loin du Gange, un soir de pleine lune, dans une affolante cohue…
Voilà qu’un grain de sable bloque tout : le cortège d’une noce essaie de traverser la rue. Le rickshaw s’immobilise, encastré dans un charriot, bloqué par une voiture, flanqué d’une dizaine de mobylettes, triporteurs et vélos enchevêtrés, emboîtés, imbriqués les uns dans les autres. Le monde est plein, entièrement. Plus un interstice vacant, pas le moindre jeu. Tout s’arrête. L’embouteillage demeure – fumant, pétaradant, cacophonique – mais immobile tout à fait. Le repos.
Ça dure. Je ne saurais pas dire combien – combien de quoi ? C’est hors mesure, mais assez pour faire l’expérience d’un sentiment de l’immuable. Au sein de la jungle de moteurs et de tôles, se tient de l’immobile. Dans les trajets, un rien demeure sans bouger. Dans l’agitation, un cœur énigmatique de sérénité. Dans le bruit, le silence perdure. Dans ce suspense phénoménal, une chose sans nom se donne à éprouver. Ce blocage complet révèle soudain un fondement inaccessible. S’entrevoit un monde « sans » : sans progrès, sans but, sans justification, mais aussi sans souci, sans grandeur comme sans jugement. Simplement là – sans attente, sans fin, sans raison. Indéfiniment identique.
La noce passée, un intervalle se libère. Peu à peu, les fragments du puzzle reprennent leurs distances, tout se remet en marche. Pas tout à fait comme avant, malgré tout. Car demeure, malgré les années passées, le souvenir de cette expérience, la conviction qu’elle est partout reproductible et ouverte à chacun. Ainsi, quand vous serez dans le pire des embouteillages possibles, cloué à l’arrêt, sans moyen d’en sortir, tentez de passer sous la première strate – énervement, fatigue, crainte du retard, ennui de la claustration – et contemplez exactement ce qui se passe. Avec un peu de chance, vous entreverrez l’indifférence du monde, immobile, sous le chaos des surfaces.
« Il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le voir. »
Maurice Merleau-Ponty, dans « Le Visible et l’invisible »