Ces amis qui traversent les siècles
Mais rien n’oblige, dans ces conditions, que les amis soient vivants, en chair et en os. Ils peuvent demeurer dans les mots laissés, les traces transmises, musiques ou tableaux, objets ou statues. Beaucoup de nos plus belles amitiés – de celles qui durent, déçoivent rarement, savent se renouveler – nous lient à des humains disparus depuis des décennies, des générations, des siècles, des millénaires pour certains. Nous ne les avons jamais vus « en vrai », mais nous avons pourtant le sentiment irréfutable de les rencontrer et de les connaître intimement. Nous avons même l’impression qu’ils nous accompagnent, et nous pouvons dire d’eux, comme Nietzsche à propos de Montaigne : « Du fait qu’un tel homme a écrit, en vérité on a plus de plaisir à vivre sur la terre. » Ces amis-là rendent le monde meilleur.
Peu importe qu’ils soient célèbres ou inconnus, qu’ils soient plus ou moins nombreux. Il ne s’agit que d’affi nités personnelles, affaires intimes et rêveries secrètes. Faites donc, pour voir, la liste de celles et ceux qui vous sont proches à travers les siècles. Vous y trouverez sans doute poètes et philosophes, gens de paroles et d’idées, mais aussi peintres, musiciens, sculpteurs, architectes, voyageurs, médecins, soldats, moines, ermites, souverains, mendiants et vagabonds… Un jour ou l’autre, vous avez croisé leurs traces – par hasard, évidemment, comme toujours. Depuis, vous n’avez plus cessé de les fréquenter: ils sont devenus vos repères.
Comment ça s’est joué ? Essayez d’y repenser. Un mot vous avait intrigué, amusé ou bouleversé. Vous avait donné envie d’en savoir plus. Ou bien une note, de couleur ou de musique. Ou encore une anecdote, un portrait, une étrangeté. A partir de là, vous avez vu une silhouette se préciser, s’animer, prendre corps. Vous n’êtes pas seulement devenu(e) fan, vous avez eu le sentiment de contempler, par-delà temps et distances, le visage d’un proche. Ce n’est pas commode à exprimer ni à comprendre. Malgré tout, chacun, selon sa trajectoire, peut nommer de tels amis. Dans la masse infinie des traces humaines, certaines s’agrippent à nous par quelque fibre. Pour expliquer que des atomes se fi xent aux autres, les Anciens avaient imaginé de petits crochets. L’expression « atomes crochus » est passée en français, mais reste intraduisible dans la plupart des autres langues. Cela n’empêche pas cette affaire d’être universelle.