Apprendre à gouter les lumières
On parle d’une lumière crue. Pourquoi pas cuite ? Ou juste saisie, à peine revenue. Ou bien une lumière vapeur, molle et tiède. Ou encore craquante, cristallisée, ou mousseuse, émulsionnée. Dès qu’on suit cette piste, tout confirme que les mots des saveurs peuvent parler des cieux.
Il y a des lumières fades, insipides, façon bouillon clair, eau tiède ou tisane. Des épicées, flamboyantes, arracheuses, gorgées de feu. Des suaves, douces, sucrées. Des mielleuses, des pâteuses, des écœurantes. Des lumières sablées, d’autres feuilletées. Des grillées, des pochées, des mijotées, des fondues, des gratinées.
Parler de « la » lumière est donc un égarement. De même qu’on ne peut parler de « la » saveur – comme s’il pouvait n’y en avoir qu’une. Au contraire, seul règne le multiple. Des saveurs, toujours. Et des lumières, évidemment – au pluriel irréductiblement –, disséminées, diffractant le monde en une infinité de lieux aux intensités non comparables. Lueurs piquantes des matins de printemps dans les champs déjà chauds, éclats blessés des midis d’automne, notes acides des aubes de glace l’hiver au sommet, arrière-goût âcre des villes brumeuses – autant d’approximations grossières et de désignations frustes. La multiplicité infinie des lumières – de lieu en lieu, minute après minute, au jour le jour – ne peut se dire et doit se montrer.
Mais la capacité à les discriminer s’éduque. Il est possible de s’exercer à saisir les nuances fugaces, éternellement réinventées. Accepter de ne voir jamais deux fois la même. Savoir que le flux infini ne peut s’interrompre. Comprendre que l’existence des ténèbres est une légende – l’extinction des lumières ne correspond à rien.
Ce qu’on appelle la nuit est fait de lumières ombreuses, opaques, denses, parfois tout à fait noires. Leur goût engendre des rêves et des errances, tant qu’on n’a pas fait l’apprentissage de leurs puissances sourdes et découvert comment elles enveloppent et rassurent.
On évitera plus que tout de développer une quelconque gastrophanie, qui consisterait à rechercher systématiquement des alliances de lumières, des suites spécifiques, ou des dissonances étonnantes. Les lumières ne se prêtent ni aux trafics ni au snobisme. On devra se contenter – ce qui suffit bien à une existence, voire à plusieurs – de suivre indéfiniment le cours de leur surgissement émerveillant.
Une fois parvenu assez loin dans cette expérience, il sera temps de revenir en arrière et d’examiner quelques points de méthode. Histoire de saisir qu’il n’est pas simplement question, ici, de poésie. Par exemple :
• la nécessité de toujours faire confiance à la langue et à son savoir. « Lumière crue » est un point de départ suffisant pour se laisser porter par sa logique interne.
• la nécessité de ne jamais faire confiance aux unités (la saveur, la lumière, la nuit). Elles n’existent pas, sauf de manière illusoire, comme autant de constructions artificielles.
• la possibilité de faire du sens avec trois fois rien – bouts de ficelle, fragments de mots, éclats de soleil – à l’unique condition de devenir attentif à ce qu’ils sont. Quant à la définition de cette manière, c’est un sujet difficile.
« Quand les Occidentaux parlent des “mystères de l’Orient”, il est bien possible qu’ils entendent par là ce calme un peu inquiétant que secrète l’ombre. »
Junichiro Tanizaki, « Eloge de l’ombre »
Philosophe, chercheur au CNRS et membre du conseil éditorial de CLES, Roger-Pol Droit est l’auteur de « Vivre aujourd’hui avec Socrate, Epicure, Sénèque et tous les autres » (Odile Jacob, 2010).