Acheter un camembert ou du saké
Avec un camembert, on ne saisit pas, au premier regard, quelle expérience de pensée peut s’inventer. Aventure gustative, peut-être, mais réflexive ? Et philosophique, qui plus est ! Inutile d’insister le fromage est affaire de papilles, pas de concepts. Eh bien, non. Je soutiens que l’idée même d’acheter un camembert peut se transformer, sans frais ni grand effort, en expérience intéressante, voire enrichissante. Je le prouve. Pour commencer, répondez à quelques questions simples. Etape initiale qu’est-ce qu’un camembert ? Soit vous ne savez pas, soit vous avancez des généralités (« fromage français »), soit vous faites preuve de quelques connaissances précises (« nom d’un village de Normandie », « au lait cru ou pasteurisé », « fermier », « moulé à la louche », « fait à coeur »). Vous voilà situable dans l’échelle (ouverte) de la camembertologie universelle.
Deuxième étape à quelle distance êtes-vous du plus proche camembert négociable ? Est-il au coin de la rue, à trois heures de voiture ou à deux jours de marche ? La réponse varie évidemment selon que vous êtes en France, au Sahel, au Yémen ou quelque part dans l’Altiplano andin.
Ce qui conduit, harmonieusement, à la dernière interrogation quelle place tient le camembert dans la société où vous vous trouvez ? Les gens que vous croisez dans la rue savent-ils de quoi il s’agit ? En mangent-ils ? Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie (psychocamemberthopathie boulimique) ou pas du tout ?
Voilà il devient possible, avec les moyens du bord (en l’occurrence, un camembert purement mental), de mesurer diverses distances – culturelle, géographique, sociale – entre vous, ceux qui vous entourent et un produit du terroir français pris comme référence. Evidemment, il n’est pas question d’en rester là. Le camembert est seulement un repère galiléen possible, comme diraient les mathématiciens L’expérience doit se poursuivre en le comparant à d’autres.
Les mêmes questions peuvent se poser à propos, par exemple, du kimchi coréen, du bétel indien, du manioc africain, du quinoa bolivien. Quel que soit l’aliment, vous aurez à évaluer la familiarité – étroite, moyenne ou nulle – que vous entretenez avec lui, et la facilité, ou la difficulté, pour en obtenir où vous vous trouvez. S’agissant du saké, par exemple, si vous ne savez pas du tout ce que c’est, ou si vous vous confondez lamentablement le mei kuei lu chiew des restaurants chinois avec l’authentique nihonshu japonais, vous n’habitez pas la même planète que les individus capables de distinguer le guinomi de l’ochoko (coupe et petite coupe à saké) ou l’atsukan du hitohada (saké très chaud ou à température du corps).
Encore un effort et vous verrez bientôt s’esquisser une multitude de cartes du monde. Ou plutôt, au lieu d’un seul univers où chacun serait censé trouver uniformément à sa disposition ce qu’il connaît et déguste, vous commencerez à entrevoir une infinité de contrées, parallèles ou séquentes. Vous pressentirez qu’existent, entre de très simples aliments et de non moins ordinaires consommateurs, d’insondables distances et parfois des réseaux plus subtils qu’il n’y paraît. Vous aurez saisi, finalement, que toute nourriture peut aussi fonctionner, si on le veut, comme une boussole, un pantographe ou un planisphère.