La magie de la parole en politique
La pensée magique, tout le monde le sait, accorde à la parole des pouvoirs grandioses. Connaître le nom d’une personne suffirait pour posséder sur elle une emprise. Les mots sont en effet censés détenir une capacité d’agir sur les choses. C’est sur ce principe que repose l’efficacité supposée d’innombrables prières, formules et incantations en usage dans toutes les sorcelleries et superstitions. Personne ne songe, généralement, que la vie politique adhère, au moins en partie, aux mêmes illusions. Pourtant, dès qu’on y prend garde, ce rapprochement devient éclairant.
Regardez la France cette semaine. Les médias s’intéressent aux paroles proférées par Nuit debout, place de la République à Paris et dans des dizaines d’autres lieux. Les groupes sont minuscules, rassemblent quelques dizaines ou quelques centaines de voix, ce qu’elles disent est tantôt intéressant, tantôt affligeant… peu importe. Car des gens proposent, écoutent, objectent, discutent – voilà ce qui compte. Or personne ne le remarquerait, n’accorderait à ces échanges la moindre importance, s’il n’y avait, tapie dans l’ombre, inaperçue mais tenace, cette conviction tacite que les mots d’un soir pourraient bien finir, à terme, par ébranler le cours de notre vie politique. Par quelle magie ? Suffirait-il donc de dire « il faut changer de société » pour que ce changement commence ?
Certes, on peut toujours s’efforcer de rationaliser. On dira par exemple : notre démocratie s’use, se grippe, les citoyens ne s’y font plus entendre, la parole y est accaparée par le pouvoir, les partis, les médias. Soit, bien qu’il s’agisse sans doute d’une rengaine qu’on aime se raconter plutôt que d’une réalité, puisque réseaux sociaux, moyens de communication et forums de toutes sortes ne sont pas vraiment ce qui manque… On ajoutera alors d’autres raisons : nul ne peut prévoir comment évolueront contestations, utopies et prises de parole que rien n’encadre. Certes, mais ces remarques n’évacuent pas intégralement l’idée d’un pouvoir propre de la parole, capable de produire des effets rien qu’en se prononçant. Cette croyance subsiste. Il se pourrait même qu’elle soit ancrée, à sa manière, au coeur du politique.
D’ailleurs, la même semaine, le ministre de l’Economie et des Finances annonce la création de son mouvement En marche !, comme s’il suffisait de le dire pour que la situation bouge. D’une certaine manière, ce n’est peut-être pas entièrement faux. La politique est effectivement affaire de discours et de signes. Elle converge – terme investi de pouvoirs spéciaux, ces temps-ci… – avec la magie sur ce point précis : noms, formules et symboles ont un impact direct sur le réel. Les mots, indiscutablement, mobilisent ou démobilisent, rassemblent ou séparent. Ainsi, force est de reconnaître qu’il existe bien, dans ce rapprochement de la parole magique et du politique, une part de vérité.
Encore faut-il en marquer la limite. Car le piège de la parole magique est justement de s’imaginer autosuffisante. Pour elle, dire, c’est faire. Déclarer, c’est agir. Parler, c’est créer. Ainsi la création divine est-elle conçue comme un effet direct de la parole (« Fiat lux ! »…) et une foule d’occasions plus modestes confirment qu’une phrase est aussi un acte (« Je déclare ouverte cette cérémonie »). Malgré tout, ce n’est pas ainsi que tourne le monde terrestre, dans l’immense majorité des cas. S’il faut parler, et de préférence parler vrai, les mots ne suffisent pas. La toute-puissance des pensées se heurte pour le commun des mortels à la résistance des choses, à l’obstination des faits – têtus par nature -, au principe de réalité.
« Ma pensée n’impose aucune nécessité aux choses. » Cette phrase d’Emmanuel Kant devrait être répétée matin et soir par tout un chacun, et plus souvent encore par les hommes politiques comme par les manifestants de tous bords. Parce qu’elle condense l’essentiel de l’antidote à la magie. J’ai beau penser ce qui me plaît, j’ai beau le répéter, le scander, le ressasser… le monde restera identique à lui-même, tant que je ne joindrai pas le geste à la parole, l’action à la pensée.
Bien sûr, tout le monde sait cela. Et, bien sûr, tout le monde préfère l’oublier. Parce que, si l’on s’en souvient continûment, les vrais ennuis commencent : il faut élaborer des plans, nouer des alliances, mener des combats, contourner des obstacles, changer de tactique, etc. Bref, quitter la magie. Et découvrir l’endurance.