Figures libres. Ce qu’Internet change en nous
Supposons : vous ne savez plus ce que vous avez fait avant-hier en fin d’après-midi. Pareils trous de mémoire ont existé de tout temps. Ce qui est nouveau, c’est que vous puissiez imaginer retrouver trace de vos faits et gestes quelque part sur Internet. Le moment introuvable dans vos souvenirs apparaîtrait, inscrit quelque part sur YouTube, Instagram, Twitter ou autre. C’est peu probable, vous en convenez aisément. Mais pas totalement impossible, vous le reconnaissez aussi, alors qu’il y a seulement dix ans ou quinze ans vous n’auriez même pas envisagé cette probabilité infime.
Cette rêverie a saisi et troublé Maël Renouard, un jour de 2008, autant dire au jurassique-Web. Jeune homme de talent, il s’est mis à réfléchir, avec une vraie finesse et une belle acuité, à ce changement de monde où nous sommes définitivement embarqués, mais qu’en fait nous mesurons encore si peu, et si mal.
Psychismes incertains et friables
La révolution numérique a eu lieu et se poursuit : elle nous permet de plonger dans des milliards d’images sans âge dont nous ignorions l’existence la minute d’avant. Savoir où sont nos amis, ce qu’ils ont fait ce matin – ou il y a cinq ans – ne demande qu’un clic. Tout se conserve indéfiniment dans cette mémoire infinie – au point qu’il est devenu impossible de disparaître, comme naguère, sans laisser de traces.
Ce que discerne Maël Renouard, et qu’il exprime admirablement, ce sont les modifications induites en nous-mêmes par l’existence d’Internet. Il explore les répercussions inaperçues du Web sur l’intimité des sujets, leurs relations à leur propre existence, leur mémoire, leur conscience intime du temps. Dans le monde d’avant, les archives renfermaient des informations lacunaires, et la plénitude vivace des faits était le privilège des souvenirs humains. Dans le monde où nous avons basculé, la mémoire infinie d’Internet produit l’inverse : les moindres faits sont archivés à jamais, et nos psychismes désormais paraissent incertains et friables.
Mutation vertigineuse
L’univers entier s’enregistre, se conserve, se retrouve, se consulte, du coup notre mémoire subjective, autrefois seule fiable, se révèle faible et floue. C’est en écrivain que l’auteur fait éprouver cette mutation vertigineuse. Il faut donc le suivre de fragment en fragment, de phrase en phrase – avec un plaisir vif, le plus souvent, avec un peu de distance, parfois, quand il devient précieux, mais c’est affaire de goût. Il approche notre métamorphose en philosophe, en convoquant notamment Leibniz, Malebranche, Derrida ou Deleuze.
A propos de Maël Renouard, Wikipédia répète qu’il est normalien, philosophe, traducteur de Nietzsche, qu’il rédigea les discours de François Fillon de 2009 à 2012 et fut lauréat du prix Décembre en 2013 pour La Réforme de l’opéra de Pékin (Rivages). A ces traces ineffaçables, il convient maintenant d’ajouter ce que les lecteurs conserveront dans leur fragile mémoire humaine : l’expérience partagée d’une pensée fine, s’affirmant avec élégance. Reprenons, résumons : sur Internet, on trouvera le texte du livre, tout comme le présent article, et sans doute bientôt quantité d’autres commentaires. Les expériences subjectives des lecteurs se trouveront-elles en ligne ? Non. Mais elles sont bouleversées par le fait que soit en ligne la totalité du monde.
Fragments d’une mémoire infinie, de Maël Renouard, Grasset, 270 p., 19 €.