Pourquoi la peur des jeunes ?
Lycées bloqués, élèves défilant dans les rues avec les étudiants, à Paris et dans plus d’une centaine de villes : une protestation des jeunes contre la loi travail est en route. La mobilisation est encore relativement modeste, mais elle peut croître, ce qui ne laisse pas le pouvoir indifférent. Pour les dirigeants français, une révolte des jeunes est toujours un cauchemar, dont le scénario est imprévisible, improvisé, explosif : tout peut arriver, des facs en grève jusqu’aux manifs qui dégénèrent. Sans oublier que le président, ayant centré sa campagne sur la jeunesse, vit un moment calamiteux. Ce sont des évidences. Il faut aller plus loin. D’abord en remarquant que la peur des jeunes est aussi bien celle qu’ils éprouvent que celle qu’ils suscitent. Qu’ils aient peur est mauvais signe. Qu’ils fassent peur aussi. Pour saisir ce qui se joue, il faut passer derrière l’agitation du moment.
Bien des jeunes vivent dans la crainte. Par-delà l’effroi surdimensionné qu’inspire aux manifestants un projet de loi qui a pour objectif de les aider à trouver un emploi plus vite et mieux, il faut entendre une inquiétude réelle et multiforme. Celle d’entrer dans un monde incertain, mutant, souvent sans repères, où mille violences cohabitent. La jeunesse conquérante et téméraire semble lointaine. Aujourd’hui, ceux qui n’ont pas vingt-cinq ans se montrent souvent perplexes, désorientés – ni assurés ni conquérants. Ce monde qui bouge ne les enthousiasme pas. Concurrence et compétition ne sont pas leurs moteurs principaux. Beaucoup rêvent au contraire de sécurité, dans l’emploi comme dans la rue. Ils ont plus confiance dans les autres qu’en eux-mêmes.
La faute à l’époque, à la complexité du monde ? Pas seulement. L’éducation a aussi sa part dans cette situation : quand les règles sont moins transmises, l’autorité moins exercée, il devient plus difficile d’élaborer une réelle confiance en soi-même. D’autant que les adultes, dans le même mouvement, font peu confiance aux jeunes. Ils sont jugés immatures, voire incompréhensibles, ne sont pas vraiment écoutés, encore moins responsabilisés. Le risque croissant est donc une marginalisation longue, l’extension de cette vie grise où de faux enfants peinent à devenir de vrais adultes.
Alors il devient facile de dénoncer l’instabilité de cette génération. On la dira incohérente, illogique, instrumentalisable, manipulable, politiquement incontrôlable. Encore un pas, et les jeunes de 2016 deviendront source de troubles à l’ordre public, danger potentiel pour la démocratie et le destin de la nation. Ce que personne ne peut croire. D’autant que les jugements inverses restent disponibles en cas de nécessité. Si besoin est, on fera aussitôt des mêmes jeunes les inventeurs de la société de demain, les dépositaires du dynamisme et de la création du pays, les porteurs de ses espérances. Ils ne méritent à mes yeux ni cette indignité ni cet excès d’honneur.
Car les jeunes sont, par définition, dans la position du « pas encore » comme disait le philosophe Ernst Bloch (1885-1977). Ils anticipent la société de demain – sans trop savoir, évidemment, ni où ils vont ni ce qu’ils veulent – portés par un horizon qui attend. Ils vivent ici et maintenant, certes, mais leur véritable maison est l’avenir. C’est ce qui manque à ceux qui vieillissent. Chaque jour, ils perdent un peu d’avenir et deviennent ambivalents envers les détenteurs du monde de demain, qui leur échappe. Voilà où il faut chercher la source de cette oscillation permanente des jugements sur la jeunesse – vive les jeunes ce matin ! A bas les jeunes ce soir ! Ce passage incessant du panégyrique à la dénonciation, du sarcasme à l’encens est en fait un vieux piège, qui tarit tout dialogue, toute écoute, tout respect possible.
Comment en sortir ? En s’avisant que les jeunes sont bien des humains comme les autres. Ce qui veut dire : à la fois parfaitement sensés et parfaitement déraisonnables. En même temps sociables et insociables. Horripilants autant que bouleversants. Comme le sont, il faut le répéter, en réalité tous les humains. Ce constat complique le jeu, cela va de soi. Mais il évite ce piège : faire de la jeunesse une catégorie à part, projeter sur elle des craintes ou des attentes sans objet. Pour ne conserver que ce qui compte : la préoccupation de l’avenir à construire.