Usage du rire par temps grave
Lassitude » vient en tête, « morosité » en seconde position. Voilà comment les Français décrivent leur état d’esprit. Le sondage est récent, mais le fait est presque ancien déjà : la déprime est devenue un sport national, où nous brillons d’un obscur éclat. Rien ne paraît motif à se réjouir et l’année passée n’a fait qu’accentuer la tristesse. Choc des attentats, marasme économique, persistance du chômage, défiance envers les politiques, guerre au terrorisme, tensions de toute sorte… on cherche en vain, dans notre présent, ce qui est drôle. Peut-on, malgré tout, faire encore l’éloge du rire ? Persister à cultiver l’humour, le goût de l’absurde, le sens de la dérision ? Je crois que c’est indispensable. Mais à la condition de préciser quelques points.
Mieux vaut laisser de côté le rire de divertissement, qui regarde ailleurs, « fait penser à autre chose « et « change les idées », comme on dit. Ce rire-là ne peut être banni : il serait grotesque d’interdire de rire ! Seuls des fanatiques soutiennent cette absurdité – ainsi les islamistes abolissent les fêtes, bannissent la musique, pourchassent les amusements. Toutefois, si chacun a bien le droit de vouloir s’évader, il reste que nous divertir, nous détourner de ce qui existe, n’aide pas à avancer, à surmonter les impasses où nous sommes. C’est donc un rire particulier qu’il nous faut. Un « rire de résistance « , comme disait le dramaturge Jean-Michel Ribes il y a quelques années.
Commençons par prendre cette expression au pied de la lettre. Où en trouver des exemples de rire de résistance ? Dans les billets écrits par Pierre Dac à partir d’octobre 1943 pour Radio Londres. La situation est alors plus réellement dramatique que la nôtre : la guerre fait rage, la France est occupée, les troupes nazies dominent l’Europe. Le prince des loufoques a rejoint la France libre. Sa manière de combattre : écrire des chansons, des sketchs, des parodies grinçantes et burlesques. Ainsi, quand la Légion des volontaires français contre le bolchévisme, dirigée par Doriot et Déat, organise au Vel’d’Hiv, en décembre 1943, une réunion pour que ses membres prêtent serment à Hitler, Pierre Dac improvise le programme d’un spectacle de cirque avec « grande entrée de clowns, par les Waffen SS « , « démonstration de retournage de veston », « extraordinaire séance transmission de pensée » entre Abetz, ambassadeur d’Allemagne à Paris, et les collaborateurs. Le cirque s’achève sur « quinze minutes de fou rire avec la grande pantomime comique : « Travail, famille, patrie », par toute la troupe. «
Et ainsi de suite… A partir de 1944, les Alliés commencent à reprendre l’offensive. Le comique rédige un « bulletin de santé de l’ordre nouveau « , qui se porte de moins en moins bien : « Les traits du malade sont tirés, ses yeux sont cernés et, à certains moments, complètement encerclés « … Inutile de poursuivre : qu’on l’apprécie ou non, chacun a vu le style – ceux qui s’en réjouissent se reporteront aux textes (1). Mais quelle leçon en tirer pour nous, aujourd’hui ? Pas question de refaire ce qui a eu lieu autrefois, dans des circonstances différentes des nôtres, mais de se demander à quoi sert un tel rire, et comment il fonctionne.
Son ressort général – Bergson l’a montré – est de faire saillir ce qu’il y a de figé et de mécanique dans les comportements, les manières de sentir, les façons de parler. Pour considérer les SS comme des clowns, il faut avoir vu leur marche « au pas de l’oie » les transformer en marionnettes. Le rire constitue une défense du vivant contre ce qui sclérose, engourdit, pétrifie. Quelque chose nous transit de terreur ? Le rire en montre la part de ridicule, de bouffonnerie, d’infantilisme. Contre Hitler, « Le Dictateur » de Chaplin a fait plus que bien des analyses sérieuses.
Les djihadistes de Daech et autres groupes semblables ont quantité de traits communs avec les nazis. Les tourner en dérision, faire rire de leur raideur est donc une tâche urgente. Au lieu ne pas vouloir regarder leur barbarie en face, au lieu, quand on l’entrevoit, de s’en effarer en restant désemparé, il serait temps d’apprendre également à les trouver bouffons. Ce n’est pas la seule façon de les combattre, ni la plus efficace. Mais, par temps grave, si quelques bons auteurs rappelaient que les monstres sont des pantins, ce ne serait pas inutile.