Figures libres. Quand Rome organisait le monde
A partir de presque rien – un improbable village de vagabonds et de réfugiés hors la loi –, ils ont bâti un empire gigantesque. En quelques siècles, ils surent imposer leur pouvoir à un très large espace occidental – de l’Ecosse jusqu’aux montagnes du Caucase, des rives du Rhin aux sources du Nil, du Maroc actuel à la mer Noire…
Ce territoire colossal, où règne une extrême diversité de climats, de peuples, de langues, ces drôles de bonshommes ne l’ont pas simplement conquis et pillé. Ils l’ont bel et bien organisé, structuré, relié, traçant routes terrestres et itinéraires maritimes, urbanisant et intégrant sans relâche – avec plus d’intelligence et de mesure qu’on ne l’a dit.
Bref, les Romains, quand on les regarde sans préjugés, n’étaient ni bêtes ni frustes. En fait, ils ont inventé, bien avant nous, une forme inaugurale, antique, singulière, de globalisation.
Aventure inouïe
Yves Roman, professeur émérite d’histoire ancienne à l’université Lyon-II, éclaire avec science et vivacité les rouages de cette première mondialisation. Cet expert des institutions et des mentalités romaines, à qui l’on doit des biographies des empereurs Hadrien et Marc Aurèle (Payot, 2008 et 2013), domine visiblement son sujet.
Il fait ici saillir les principaux facteurs moraux, politiques, économiques de cette aventure inouïe avec une vraie maestria, car il extrait souvent d’un détail – anecdote, fragment de poème, conseil médical… – les éléments qui aident à comprendre de vastes processus. Surtout, il réhabilite la spécificité des Romains et de leur histoire, que notre obsession du « miracle grec » a fini par nous empêcher de voir.
Les Romains ne sont pas, comme on a fini par le croire, des campagnards rustauds auxquels seule la culture grecque aurait donné une colonne vertébrale. S’ils ont édifié un monde en ordre, c’est à partir d’un fonds identitaire puissant, où s’entrecroisaient les vertus des paysans et des soldats, le modèle d’une existence frugale, opposée à toute mollesse, arrimée à de solides exemples. « Qu’auraient fait mes ancêtres ? » est la première question qu’un Romain se posait, alors que l’hellénisme privilégie la nouveauté et l’invention rationnelle.
Décloisonnement
La liberté romaine existe par et dans la communauté, et la continuité historique. C’est pourquoi, politiquement, Rome n’a rien d’une cité grecque : elle ne rêve pas d’autosuffisance, jamais non plus elle ne s’affirme autochtone.
Si les Romains n’ont pas inventé le capitalisme, si leur système d’échanges est bien resté centré sur les produits de la terre, et tissé autour de la ville-centre, la puissance du décloisonnement économique dans l’empire semble avoir été sous-estimée. S’appuyant sur de récentes découvertes archéologiques et sur leurs conséquences, Yves Roman met en lumière des données quantitatives qui permettent de parler d’une « incontestable mondialisation », à considérer comme une matrice des suivantes.
Faut-il rappeler que le mont Testaccio (« tesson »), la huitième colline de Rome, fut édifié avec les débris de quelque 25 à 50 millions d’amphores ? Cette proto-mondialisation ne fut pas simplement culturelle, reliant Orient et Occident : l’inscription Salue lucru (qu’on traduira au choix par « bienvenue au profit » ou par « vive le fric ! ») se lit aussi dans la mosaïque d’une villa pompéienne…
Rome, de Romulus à Constantin. Histoire d’une première mondialisation, d’Yves Roman, Payot, « Bibliothèque historique », 554 p., 28 €.