Liberté ou soumission
Décidément, l’époque semble illisible. Opaque, en tout cas, comme brouillée par trop de thèmes, de dissensions, de cacophonies… Comment s’orienter dans ce paysage où s’entrechoquent, au jour le jour, massacres artisanaux et solidarités, marée montante du populisme et conversions au fanatisme, mégadonnées et petits tweets ? Impossible de tout embrasser, tout comprendre, tout rassembler en une vision unique, comme firent encore, au XIXe siècle, les philosophies de l’histoire, de Hegel à Marx. Impossible, malgré tout, de renoncer à proposer des grilles, des fils de trame, des hypothèses partielles. Par exemple, un détour philosophique par l’opposition entre liberté et soumission pourrait permettre de rapprocher, et surtout de faire voir autrement, des situations actuelles qui paraissent disparates.
Encore faut-il préciser ce que recouvrent ces puissants désirs – être libre, être soumis – et comment s’organise leur tension. Vouloir être libre est sans doute à présent l’aspiration la plus facile à comprendre : il s’agit de vouloir n’obéir qu’à soi-même. Ce qui est à atteindre, autant que possible, c’est l’autonomie, le fait de se donner sa propre loi, au lieu de subir une règle venue du dehors. A la limite, il s’agira de décider de son chemin, de ses valeurs, de ses actes – sans Dieu, sans maître – « seul et sans excuse « , comme disait Sartre en 1947. Le désir inverse n’est sans doute pas moins puissant, mais il est moins visible. La Boétie, dans « Le Discours de la servitude volontaire » (1547), fut sans doute le premier à le mettre en lumière que les tyrans, despotes et autres dictateurs n’accèdent pas au pouvoir seulement par la terreur et ne s’y maintiennent pas simplement par la crainte. Il suggère au contraire que les humains désirent être commandés, avoir un maître – ce qui s’appellera Führer, duce, grand guide… – et obéir ainsi à une volonté autre que la leur. Cette passivité est confortable, parfois délectable.
Il serait tentant de lire l’histoire contemporaine comme un conflit d’intensité croissante entre ces désirs contraires et leurs expressions politiques. De la Révolution française aux démocraties actuelles, en passant par les anarchismes et les multiples mouvements d’émancipation, l’exigence d’autonomie n’a cessé de s’aiguiser. Elle a refusé successivement la monarchie de droit divin, les morales héritées, les rôles sexuels, les contraintes collectives de toutes sortes. A l’opposé, la demande d’autorité s’est elle aussi renforcée, avec l’émergence des totalitarismes, les cultes de la personnalité, les soumissions aux idéaux du Reich, du peuple ou de la révolution prolétarienne. Ce qui empêche de percevoir d’emblée ces machines collectives comme autant de dispositifs de servitude volontaire, c’est que la soumission prétend se mettre au service de la liberté : à l’horizon se tiennent les lendemains qui chantent, l’homme nouveau ou la fin de la « préhistoire ». En attendant, on obéit.
Bon nombre de processus que nous avons sous les yeux s’éclairent autrement en les abordant sous cet angle. Par exemple, les radicalisations soudaines transformant des adolescents libres en soldats soumis de Daech demeurent souvent énigmatiques. Ce qu’est devenue leur liberté est avant tout un vide, un monde sans but défini, un grand bof. Se soumettre intégralement à Dieu, à sa volonté suprême, à sa loi implacable peut alors devenir très tentant, à la fois rassurant et exaltant. La conversion aux thèses du Front national de larges franges de l’électorat français est à l’évidence d’une tout autre nature. Il est pourtant aisé de discerner, dans ce processus très différent, un mouvement semblable : en réaction à des libertés jugées laxistes, corruptrices ou délétères, revient le désir de se soumettre à l’autorité d’un Etat fort, d’exécuter les ordres d’un chef, de restaurer la discipline perdue.
Comment adapter à ce monde opaque les leçons des penseurs classiques ? Ils enseignaient combien liberté n’est pas licence, pourquoi le respect de la loi rend libre, comment rendre compatibles droits de l’individu et pouvoir de la cité. Il devient urgent de trouver les moyens de les faire entendre à nouveau. Ce n’est pas une simple affaire d’explication de textes et d’histoire des idées. Mais, à moyen terme, de vie ou de mort.