Figures libres. Triez les ordures, pas les humains !
Il n’y en aura pas pour tout le monde ! Voilà le point de départ. Mais pas de quoi, qu’est-ce qui manque ? Tout dépend : pas de nourriture et beaucoup mourront de faim, pas de médicaments ni d’organes à greffer et beaucoup trépasseront faute de soins, pas de canots de sauvetage et ceux qui tombent à l’eau périront noyés. Ce ne sont pas les exemples qui manquent… Ce sont les moyens de les aborder en toute lumière qui font défaut. Car notre conviction la plus intime – le fondement premier du droit et de l’éthique – demeure que toutes les vies humaines se valent, que chacun a le même droit à la vie, qu’il ne saurait donc exister de critère légitime pour abandonner les uns et sauver les autres. Pourtant, dans quantité de cas concrets, une décision s’impose. Les médecins sont les premiers à le savoir : faute de pouvoir opérer tous les blessés, il faut faire le tri, en urgence, dans les situations de guerre, de catastrophes naturelles, d’accidents majeurs…
Une part d’ombre
Ces dilemmes sont au cœur de la réflexion de Frédérique Leichter-Flack. Après Le Laboratoire des cas de conscience (Alma, 2012), elle publieà présent Qui vivra, qui mourra. Cet essai n’est pas une analyse philosophique des dilemmes moraux, plutôt l’intéressante mise en lumière d’une part d’ombre de l’imaginaire collectif contemporain. Maître de conférences en littérature à l’université de Nanterre, Frédérique Leichter-Flack explore cette face cachée de la culture contemporaine : nombre de films et romans à grande diffusion organisent l’imprégnation permanente et insidieuse de nos consciences par cette idée : « Il n’y en a pas assez pour tous, et certains doivent périr ! »
Exemple : la trilogie Hunger Games. Inspirée des romans de Suzanne Collins (près de 30 millions d’exemplaires vendus depuis 2008), la saga est devenue culte pour d’innombrables jeunes du monde entier. Dans un empire nommé Panem – futur et archaïque –, ces jeux de la faim organisent l’élimination des concurrents les uns par les autres. Si l’héroïne va finalement résister – refusant de savourer sa victoire, puis organisant la rébellion –, elle commence quand même par assassiner, très efficacement, ses semblables, qui sont pourtant aussi innocents qu’elle-même. Frédérique Leichter-Flack souligne pertinemment l’ambiguïté de la fascination exercée : cette histoire suscite en même temps une adhésion vertueuse à la révolte et une complaisance bien moins glorieuse envers la liquidation systématique des autres.
En un autre sens, pour d’autres raisons, l’ambiguïté demeure la marque principale de cet essai original. Car il reste continûment en suspens entre la nécessité d’entrer dans le détail des cas réels, l’examen argumenté des dilemmes et le refus de prendre vraiment ces questions au sérieux, de peur de renforcer l’incitation permanente à la sauvagerie. Peut-on trier les humains ? Ne le faut-il jamais ? Si l’on y est contraint, existe-t-il des critères ? Ces questions, diversement formulées dans l’histoire de la philosophie, taraudent notre époque et ses fantasmes d’apocalypse. De tels dispositifs sont mortifères. Les camps d’extermination nazis ont montré que ce ne sont pas des fictions. Ce livre a le mérite d’attirer l’attention sur l’omniprésence d’un imaginaire imbibé de sélections et de tris radicaux. Mais il ne débride pas la plaie. Ce qui, si l’on ose dire, nous laisse sur notre faim.