Figures libres. Plus qu’un pansement sur la tristesse
Son sort semblait enviable : il partageait le savoir des sages et les honneurs impériaux. Deux fois consul, ensuite ministre. Son beau-père était consul, ses deux fils le seront, Anitius Mantius Severinus n’avait donc rien à craindre. En apparence seulement. Car au VIe siècle de notre ère, sous Théodoric, roi des Ostrogoths, les destinées sont peu sûres. Disgracié, jeté en prison, condamné à mort au terme d’un procès truqué, cet homme de cour, qui fut aussi un philosophe érudit, se retrouve seul face à l’injustice, au désespoir, au trépas qui vient. Chrétien, il pourrait en appeler à Dieu, à la miséricorde et la grâce. C’est la raison qu’il choisit. Dame Philosophie lui rend visite, s’applique à tout lui expliquer. Sous le nom de Boèce, conservé par la postérité, il écrit dans sa geôle La Consolation de la philosophie, texte majeur, héritier d’une longue tradition antique d’apaisement des affres par la rationalité.
Michaël Fœssel rappelle que ce temps de la consolation est révolu : la philosophie moderne a abandonné ce rôle de pare-douleur. Délaissant les « savoirs de spiritualité » au profit des « savoirs de connaissance », selon la distinction de Michel Foucault, les philosophes ont laissé les gestes consolateurs aux soins des religieux ou des psys. L’ambition de cet essai n’est pas de proposer une pratique spirituelle pour notre temps. Il ne cherche pas à consoler, mais à comprendre ce que consoler veut dire. Le geste demeure évidemment nécessaire chez les Modernes, comme il l’était chez les Anciens, mais il est différemment conçu.
Le politique interrogé
Car le ressort principal de la consolation antique reposait sur la connaissance d’un ordre du monde, la réminiscence de la vérité, la cohérence du cosmos. Pour les Modernes, le passé n’est plus un refuge en mesure de rassurer. Pourtant, si elle a perdu son assurance, la consolation demeure une exigence. Mais de quoi au juste ? Elle ne remplace rien de ce qu’on a perdu, pas plus qu’elle ne guérit de la douleur. Le propre de la consolation, explique le philosophe, est d’atténuer la « douleur de la douleur », de briser la solitude. Elle nous renvoie surtout à une perte originaire dont, en fait, l’objet n’est pas forcément déterminé ni même déterminable. « Vestige de l’exigence métaphysique » que la pensée moderne n’a plus les moyens de combler, la consolation interroge à sa manière le politique.
Sans doute est-ce la dimension la plus intéressante, parce que la plus inattendue, de cette analyse où se confirme l’acuité de Michaël Fœssel, professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique, à qui l’on doit notamment Après la fin du monde. Critique de la Raison apocalyptique (Seuil, 20I2). « La politique est liée à la consolation, explique-t-il, parce qu’elle a affaire avec les pertes (y compris la perte d’idéaux) qui constituent une société. Elle abandonnerait tout caractère démocratique si elle se contentait d’avaliser ces pertes au nom des nécessités du présent. » Ce n’est donc pas simplement à la tristesse individuelle que la consolation fournit un remède toujours imparfait, tâtonnant, hésitant, dont personne ne détient la recette définitive. Loin de Boèce, elle travaille aussi « l’être-ensemble », le collectif – du dedans, d’une manière continue et diverse qui a été bien peu explorée. Là, il reste beaucoup à comprendre. Et à expérimenter.
Le Temps de la consolation, de Michaël Fœssel, Seuil, « L’ordre philosophique », 288 p., 21 €.