Figures libres. Au cœur de la cité, la guerre
La pensée aussi a ses catéchismes. Par exemple, dans celui de la philosophie politique, on rencontre des articles de foi qui se formulent ainsi : « Que garantit la Cité ? – La paix civile. Quelle pire catastrophe la menace ? – La guerre civile. Que faut-il faire pour l’éviter ? – Tout. » On admettra donc aisément qu’entre des Etats distincts surgissent rivalités, heurts et même conflits armés. En revanche, au sein d’un même Etat, les choses sont censées aller tout autrement. Il existe certes des dissensions. Des désaccords, évidemment. Mais surtout pas de vraie guerre, de violences crues ni d’hécatombes ! Lorsqu’il arrive que le sang coule, on crie au monstrueux, à l’effroyable pathologie, à la dégénérescence… Et si toutes ces représentations étaient fausses ? En tout cas biaisées, artificieuses, construites de toutes pièces ? Destinées à camoufler une vérité plus rude, à la rendre inaudible ?
La philosophe Ninon Grangé, qui enseigne à l’université Paris-VIII, démêle ces interrogations avec acuité et pertinence. Elle a déjà publié De la guerre civile (Armand Colin, 2009) et bon nombre d’études sur ce thème, assez pour qu’il soit temps de s’aviser, à l’occasion de ce nouvel essai, qu’elle mène une recherche véritablement originale et féconde. Ce livre retrace, avec un luxe de précisions érudites, l’histoire d’un oubli. L’amnésie porte sur l’omniprésence des conflits entre nous, aussi puissants qu’entre nous et les autres.
Un déchirement
Pour désigner cette tension, présente en permanence au sein du politique, les Grecs avaient un mot : stasis. Il se rend en français, selon le contexte, par « sédition », « révolution », « troubles », « émeutes »… parce qu’on est bien en peine de le comprendre. On traduit également stasis par « guerre civile ». C’est là que le bât blesse le plus sournoisement. En effet, cette interprétation – le bellum civile naît chez les Romains, forgé en particulier par Cicéron – constitue une subtile manière de noyer le poisson. Car le modèle de la guerre – supposée n’exister qu’entre Cités – semble alors corrompre le corps politique, considéré comme espace de paix. Or ce n’est pas du tout ce que disaient les Grecs ! Ninon Grangé montre comment Platon ou Thucydide ne connaissent aucune distinction tranchée entre polemos – la guerre entre armées rivales – et stasis – l’affrontement interne à la vie politique. Ils ne clivent pas « la guerre » en deux catégories, l’une « étrangère », l’autre « civile ».
Le plus passionnant, dans le chantier de réflexion ainsi ouvert, n’est pas la relecture des Grecs et des Romains. Nicole Loraux, spécialiste de la Cité grecque antique, avait déjà mis en lumière la place et le rôle de la division et du conflit dans la vision politique des Grecs. Ninon Grangé poursuit la démarche de cette grande historienne, l’approfondit, la porte même plus loin, en expliquant comment la notion de stasis a été abandonnée et comme ensevelie.
Mais l’essentiel se trouve dans les pistes de réflexions rendues possibles par ce changement d’optique : si on désembourbe l’antique conception, que voit-on de neuf ? Quelque chose comme un déchirement au sein de la société, une lutte permanente, plus ou moins mortelle, insoucieuse des frontières, des cultures, des langues, prenant mille formes diverses, symboliques ou sanglantes. A regarder en face, au lieu de se bercer de pacifiques sérénades. Si on y parvient.
Oublier la guerre civile ? « Statis », chronique d’une disparition, de Ninon Grangé, Vrin/Editions de l’EHESS, « Contextes », 284 p., 24 €.