Figures libres. Désœuvré mais pas inactif
A quoi reconnaît-on le philosophe italien de renommée internationale Giorgio Agamben ? D’abord à un style. Une écriture où se conjuguent poésie, philosophie, prose limpide, références savantes. Mais aussi, indissociable, à un style de la pensée, cheminant de thème en thème sans jamais perdre le fil du projet d’ensemble, qui pourtant n’est pas absolument explicite. Ce qui engendre la forme singulière de l’œuvre – exigeante, radicale sans vociférations –, constituée de brefs essais, étranges à force d’être inclassables, et de l’ensemble de huit volumes intitulé Homo Sacer.
Entamée avec Le Pouvoir souverain et la vie nue (Seuil, 1997), cette longue méditation sur la vie et le pouvoir s’achève aujourd’hui avec L’Usage des corps, presque vingt ans après. Mieux vaudrait dire qu’elle se suspend, peut-être se poursuivra chez d’autres, car le philosophe récuse l’idée d’un point final, d’une clôture, d’un texte achevé. Homo Sacer peut se lire comme un inventaire raisonné des servitudes que nous subissons sans les apercevoir. Il s’agit en effet de comprendre comment le pouvoir façonne les corps, les dresse et les manipule, les parque et les contraint.
Réalité duelle
Pour y parvenir, il lui fallut inventer d’abord la « vie nue », exclue du politique et censée le fonder. Le geste premier de la pensée occidentale, selon Agamben, serait d’ailleurs toujours le même : exclure une partie du réel pour la transformer en principe. « Ainsi la cité se fonde sur la scission de la vie en vie nue et en vie politiquement qualifiée, l’humain se définit par l’inclusion-exclusion de l’animal », entre autres. La réalité serait donc conçue sous la forme de deux figures séparées et reliées (nature et logos, corps et âme, animalité et humanité), et il en irait de même du politique, pensé entre violence et ordre, anarchie et loi, multitude et peuple.
Convaincu que philosophie antique et théologie médiévale renferment les clés oubliées des pièges où nous sommes, Giorgio Agamben scrute quantité de textes grecs et latins pour esquisser l’archéologie de ces divisions-relations fondatrices. Il montre comment, au centre des liens qu’elles mettent en place, subsiste un vide. Il imagine ainsi la possibilité de remplacer les pouvoirs « constituants » par une puissance « destituante », capable de libérer des potentialités mises à l’écart. A l’activité et l’efficacité, le penseur oppose un « désœuvrement » qui constituerait le propre de l’homme.
Le terme ne désigne ni l’inaction ni la fainéantise mais l’absence de but, de devoir, de destin. C’est aussi le geste qui défait les œuvres sans lui-même faire œuvre. Ce qui déroute, dans ce volume et tout l’œuvre, c’est le contraste entre l’acuité des analyses de détail et le dessein énigmatique de l’ensemble. Quand le philosophe interroge l’usage sexuel du corps des esclaves, les sens du terme chrèsis (« usage ») en grec ancien, les définitions de la vie chez les théologiens, il se montre érudit, précis, surprenant, convoque Heidegger et Debord, Alexandre d’Aphrodise et Foucault, Walter Benjamin et Pierre Hadot. En revanche, quand il évoque l’ultime portée politique et philosophique de son travail, il devient elliptique, parle à mots couverts et cryptés. Du coup, on voit clairement les exemples, mais leur sens se dérobe. On discerne bien les servitudes, bien peu les chemins de libération.
L’Usage des corps. Homo sacer, IV, 2 (L’uso dei corpi), de Giorgio Agamben, traduit de l’italien par Joël Gayraud, Seuil, « L’ordre philosophique », 396 p., 26 €.