Le paradoxe du héros invisible
Il était modeste. Il taisait ses exploits, ses hauts faits de résistance, ne disait rien de la mission « clé » que lui avait confiée de Gaulle en personne, ni de son rôle dans la libération de Paris. « Les vrais héros sont morts », répondait-il parfois, quand on voulait l’honorer, ou juste l’inciter à parler. En prononçant ces mots, il pensait d’abord à son frère Vila, torturé par la Gestapo, assassiné par les nazis au bord d’une route de France. Lui, au contraire, avait tout traversé. Finalement, Lazare Rachline avait retrouvé sa femme, ses enfants, ses affaires – rien d’héroïque, juste le métier de vivre. Si Vila avait parlé, ces jours et nuits où les Allemands lui arrachaient les ongles, lui cassaient les dents, le laissaient pour mort, personne n’aurait survécu. Ni lui, ni les siens, ni les membres de son réseau. Tous devaient l’existence au silence de ce héros. Le reste n’avait pas à être exhibé. Lazare Rachline, industriel respecté, ne disait donc presque rien, après la guerre, de ses vies antérieures. Par pudeur, par ironie, par fierté ? Les trois, sans doute.
Et pourtant, quel parcours ! De 1905, où il naît à Gorki, en Russie, à 1968, où il meurt à Paris, il a transformé la petite fabrique de lits créée par son père en une entreprise prospère, a fondé au passage la future Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), fait la guerre comme engagé volontaire. Prisonnier, il s’évade du stalag, traverse l’Allemagne et la France, se métamorphose en Lucien Rachet, guerrier de l’ombre, mettant bientôt sur pied quantité d’évasions pour les services britanniques. En février 1944, il deviendra « Socrate », chargé par de Gaulle de réorganiser la résistance intérieure en France et de préparer le gouvernement provisoire avant le débarquement allié. A Londres, à Alger, dans ses missions clandestines au sein de la France occupée, il a tutoyé la longue liste des gloires de la France libre, Astier de La Vigerie, le colonel Passy, Chaban-Delmas et tant d’autres. Mais la discrétion a un prix : sa silhouette restera longtemps invisible, son nom, à peine mentionné par les historiens.
Il mérite pourtant, de toute évidence, une place importante. Pour son rôle dans la clandestinité, mais aussi dans l’histoire des idées. Car en 1928, à 23 ans, avec Bernard Lecache et Simon Goldenberg, Lazare Rachline a créé la Ligue internationale contre l’antisémitisme – qui devient la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme en 1932. Ce jeune juif dont les parents ont fui les pogroms se montre alors comme il va demeurer : humaniste, généreux, parfois lyrique – « Notre doctrine, c’est la conscience, notre programme, c’est la justice » –, résolu avant tout à ne jamais baisser les bras : « Tant qu’il y a quelque chose à faire, il faut tenter de le faire, il faut le faire. » Il tentera par exemple de faire comprendre Hitler aux parlementaires français, faisant traduire Mein Kampf à ses frais, pour que députés et sénateurs lisent et sachent…
Documentation de première main
Nous apprenons tous ces faits peu à peu, à mesure que l’auteur de ce récit extraordinaire compulse les documents, compare les archives françaises et britanniques – rendues récemment disponibles. Toutefois, et c’est essentiel, le biographe n’est pas extérieur au tableau qu’il brosse. C’est le propre fils du héros, né après guerre, qui découvre et fait découvrir l’existence multiforme de cet homme de haute stature physique et morale. François Rachline, professeur à Sciences Po, mais aussi essayiste et romancier, ignorait tout, ou presque, des diverses vies de ce sage silencieux que fut son père.
Il est parti à sa recherche, des années, de façon objective et subjective. Son enquête visite les lieux, scrute carnets, agendas et documents des services spéciaux, interroge les derniers témoins, recoupe toutes les données. Cette documentation de première main se retrouve sur un site Web qui accompagne le livre, où les documents utilisés sont consultables (lr-lelivre.com). Mais, dans ce périple, François Rachline est parti également en quête de lui-même, de sa relation à son père, mort quand il avait 20 ans. Il l’a connu sans vraiment le connaître, veut aujourd’hui le rencontrer, d’homme à homme, par-delà le temps et la mort. Le fils se souvient parfois de telle parole, de tel geste, que l’enquêteur confronte aux archives, ou aux silences.
L’exercice était périlleux, cerné par quantité de pièges, excès de pathos ou fausse froideur. L’écrivain les évite tous. Il sait apparaître dans son récit sans accaparer l’attention, nourrir d’émotion contenue cette recherche magistrale. Ce qui donne à ce récit inclassable une force et une acuité véritablement rarissimes.
L. R. Les Silences d’un résistant, de François Rachline, Albin Michel, 392 p., 22 €.