Figures libres. Pour réinventer une cité des âmes
Trop souvent, on croit l’individuel et le collectif profondément séparés. D’un côté, sur le versant des âmes, comme disait le vieux style, on range l’intime et le subjectif – tissu bariolé d’anecdotes, d’émotions personnelles, de myriades de désirs singuliers façonnant des kyrielles de sujets dissemblables. Sur l’autre versant, celui de la Cité, on regroupe les grandes machines historiques du pouvoir, de l’Etat, du droit – tressant lois et institutions, groupes et foules. Ici, existence privée et affaires de famille. Là, vie publique et citoyenneté… Grave erreur, fausse perspective. Les âmes et la Cité ne sont pas séparées. Mieux : elles se renforcent ou s’affaiblissent ensemble. A leur insu, elles veillent même à leurs vitalités respectives.
C’est ce que soutient Cynthia Fleury, avec force et subtilité, dans Les Irremplaçables. Sa double compétence – philosophie politique et psychanalyse – nourrit un plaidoyer argumenté et fin pour l’autonomie des individus comme protection de la démocratie. Sa thèse centrale peut surprendre : ce qui arrive à chacun de nous de positif, dans la construction de son autonomie personnelle, contribue au renforcement de l’Etat de droit. Et réciproquement : plus de démocratie garantit aux citoyens la possibilité de devenir plus construits, plus indépendants, plus humains. Pour l’établir, la philosophe convoque Nietzsche et Lacan, Bergson et Foucault, Jankélévitch et Orwell, éclairant à sa manière – originale et inventive – des thèmes au premier regard divers, tels le comique et l’humour, le temps libre du loisir, la famille et l’éducation… Pourtant, elle suit toujours la même piste : contre les pouvoirs asservissants, les défis de l’autonomie individuelle, de la construction de soi, de la subjectivation.
Aventure singulière
Cynthia Fleury choisit de parler « d’individuation », pour mieux opposer ce processus interminable à l’individualisme, dont l’hypertrophie actuelle sape le collectif et menace la cohérence de la Cité. Cet individualisme sans frein est une individuation ratée, une liberté close, un prêt-à-vivre livré clés en main qui contraint les sujets à se distraire et à consommer servilement tout en se croyant souverains. L’individuation signifie l’inverse : risque continu, confrontation rieuse au néant, discipline de soi-même et de ses expériences. Ces aventures subjectives, à la fois physiques et psychiques, construisent chacun comme irremplaçable. Elles incitent aussi à respecter et faire respecter les conditions d’accès des autres à leur propre individuation. Car les deux sont liées : être parent, éducateur, citoyen, voire simplement humain, c’est garantir à l’autre la place de son devenir, de son aventure singulière.
C’est pourquoi, souligne Cynthia Fleury, on ne peut laisser les pouvoirs confisquer le temps de la réflexion, détériorer les âmes, convaincre les humains qu’ils sont des chaînons remplaçables. Au contraire, il convient de discerner à nouveau les connexions entre construction de soi et libertés publiques et œuvrer à les accroître. Ce qui pourrait s’appeler réinventer une Cité des âmes. Cette vieille préoccupation de Platon et de Kant est à repenser, après Freud, au temps du numérique. On aura compris que cet essai – parfois dense, le plus souvent lumineux, fourmillant d’idées, d’intuitions, voire de fulgurances – ouvre des voies nouvelles.
Les Irremplaçables, de Cynthia Fleury, Gallimard, 220 p., 16,90 €.