Le chassé-croisé des migrants – vacanciers
Les mesures que vient d’annoncer le ministre de l’Intérieur pour l’hébergement des migrants, demandeurs d’asile ou non, sont exemplaires, mais pas dans le sens qu’on imagine. Indispensables et urgentes, ces annonces se révèlent aussi déjà insuffisantes avant même d’être mises en oeuvre. Elles illustrent, à leur manière, l’impasse et la cruauté de la situation actuelle. A court terme, en effet, il n’y a tout bonnement aucune solution. Sans doute est-ce un constat insupportable. Le nier est certes plus confortable, mais ne change rien à la réalité. Dans quelques jours, le malaise devrait encore s’accentuer. Car on verra se croiser, carte postale effrayante, familles en vacances et radeaux de la misère. Il faudrait garder cette image en tête.
Sur l’image, la Méditerranée est toujours aussi bleue. Le scintillement du soleil sur les flots est toujours aussi régulier, l’air toujours aussi doux, tantôt tiède et tantôt frais. Pourtant, dans cette eau claire sombrent, ces derniers temps, des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants. Chaque jour. 1.800 depuis le début de cette année. A la lisière des plages, il faut donc visualiser des cimetières invisibles. Dans les ressacs, il faut entendre la bande-son des cris étouffés. Bientôt l’Europe du Nord viendra nager là, le long des îles italiennes ou grecques, en pensant à autre chose. Avec l’exode des vacances, le repos des nantis va croiser les chemins des sans-rien.
Ce grand chassé-croisé verra des familles aller du Nord au Sud, d’autres du Sud au Nord. Les premières vont se détendre, les secondes tentent de survivre. Dans les mêmes eaux, des paquebots avec piscines, Jacuzzi, spas et casinos éviteront des rafiots surpeuplés, sans sanitaires, où des gens jouent leur existence au hasard. En moyenne, les passagers des rafiots auront payé plus cher, pour une ou deux nuits sans boire ni manger, que ceux des paquebots pour une semaine avec buffet à volonté. Les uns et les autres vivent, sur la même planète, dans des galaxies que séparent des années-lumière. Tous, évidemment, sont dans leur droit – les uns de bronzer, les autres de sauver leur peau.
Le plus souvent, la violence de cette disparité radicale est floutée. Là, elle éclate au grand jour, dans ce qu’elle a de plus aigu comme de plus archaïque. Car c’est une très antique séparation que chacun a sous les yeux : celle des maîtres et des esclaves. D’un côté les gens du loisir, de l’autre les existences fétus de paille. Ici, des vies qui comptent, des humains qui ont des noms, des visages, des soucis, des ambitions. Là, des ombres anonymes, en vrac, sans trajectoires ni horizon. Si les nantis voyagent – à petit prix, désormais, car la plupart sont de petits nantis -, c’est pour être enfin, quelque temps désoeuvrés, pour ressembler, rien qu’un instant, aux maîtres d’autrefois. Les démunis, pour la plupart, naviguent et cheminent par pure nécessité, juste pour ne pas mourir. Comme l’esclave qui tente juste d’avoir au moins la vie sauve, même si c’est une vie écrasée. Eux non plus, aujourd’hui, ne sont pas de vrais esclaves, mais ils en occupent, temporairement, la place encore existante.
Au dos de cette image pour l’été, comme dans les cartes postales, il faudrait un court message. Une phrase énigmatique, plusieurs fois reprise, dans l’Antiquité, pourrait convenir. On la trouve notamment chez Platon, et plusieurs de ses commentateurs, mais aussi chez Aristippe de Cyrène. Elle est attribuée, sans certitude, au sage « barbare » Anacharsis. La voici : « Il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui naviguent en mer. » Il est toujours possible de l’entendre comme une banale remarque sur les risques des traversées, l’éventualité des naufrages, la prudence exigée des marins. Mais elle peut se considérer, de manière plus équivoque, comme une sorte de devinette métaphysique. Qui sont ces humains d’un troisième type ? Une sorte d’hommes entre les vivants et les morts, quelque part, on ne sait où, dans un état sans statut défini ni descriptible. Ni vraiment cadavres, ni pleinement en vie. Ni dans la Cité ni dans les cimetières. Des hommes insituables, en transit. Dont on ne sait que faire, que penser, que dire. Des humains hors des cadres de ce qui est humain (être vivant, ou mort). Des gens sans – travail, papiers, domicile, statut. Mais peut-être pas sans avenir.