Figures libres. Les abeilles font de la philo
Einstein n’a jamais dit que la disparition des abeilles entraînerait rapidement celle de l’humanité. Vérification faite, il n’a jamais affirmé quoi que ce soit au sujet des abeilles. Ces propos lui ont été attribués, dans les années 1990, quatre décennies après sa mort, par des apiculteurs inquiets. La pseudo-prophétie fut partout reprise parce que les abeilles se trouvent liées aux grandes peurs contemporaines, des OGM à la mondialisation, en passant par les ondes électromagnétiques.
Car l’abeille n’est pas un insecte, mais un miroir et un baromètre du destin de l’humanité, une surface de projection de nos fantasmes comme de nos idéaux. Et cela dure depuis l’Antiquité ! Ces bestioles ont investi l’imaginaire européen, habitent sa pensée, hantent sa réflexion politique. Modèles de vertu et de labeur, incarnation de la démocratie comme du totalitarisme, au fil des siècles, elles tiennent tous les rôles. C’est ce que met en lumière le livre savoureux de Pierre-Henri et François Tavoillot. Deux frères – l’un est philosophe, maître de conférences à la Sorbonne, auteur d’une dizaine de livres, l’autre est apiculteur professionnel en Haute-Loire. Ils ont conjugué pour cette enquête leurs savoirs et leurs réflexions. Le résultat est étonnant et instructif.
La culture européenne se révèle truffée de ruches, d’essaims, de rayons. Avec Aristée, fils de Zeus, apiculteur olympien, les abeilles disparaissent – déjà ! – à l’occasion d’un mythe décrivant l’origine du monde. Avec Aristote, la ruche se fait microcosme : l’abeille incarne à la fois la sagacité, le politique, le divin. Avec Virgile, grand observateur et praticien, tous les usages possibles de l’apiculture – agricoles aussi bien que philosophiques – sont mis en lumière. Le christianisme n’est pas en reste. Bien que l’abeille, dans les Evangiles, brille par son absence, Clément d’Alexandrie, Père de l’Eglise, leur consacre de longs développements, et saint Ambroise est patron des apiculteurs pour de savants motifs.
Nature et culture
Chez les Modernes, la vie collective des ruches sert à penser aussi bien la monarchie que l’aristocratie, la république que la dictature. Proudhon, Saint-Simon, Marx, Bachofen et d’autres convoquent cette espèce inépuisable – sans oublier Mandeville, dont La Fable des abeilles (1714) montre comment les vices individuels concourent à la prospérité collective. Au XXIe siècle, la pollinisation fournit des modèles théoriques au développement numérique. « Les abeilles ont été pour nous ce que sont les nuages : chacun y a vu ce qu’il a désiré d’y voir », écrit en 1793 Dorat-Cubières, dans Les Abeilles ou l’Heureux Gouvernement.
Les motifs de cette obsession culturelle multiforme sont explicités par les frères Tavoillot : les abeilles sont à la charnière de la nature et de la culture. Elles forment une société organisée, mais pas décidée par elles-mêmes. Elles construisent des alvéoles géométriques, mais ne calculent pas véritablement. Elles fabriquent, avec le miel, le seul produit naturel qui défie le temps et la mort, si bien que les embaumeurs égyptiens en firent grand usage. En fin de compte, elles harmonisent petitesse et grandeur, humilité et puissance. Voilà pourquoi elles n’ont cessé de fasciner. Bien que menacées, décimées, elles ne sont pas près de disparaître. Bonnes à tout penser, les abeilles ne sont décidément pas des insectes. Ce sont des structures, permettant à chacun de faire son miel.
L’Abeille (et le) philosophe. Etonnant voyage dans la ruche des sages, de Pierre-Henri et François Tavoillot, Odile Jacob, 298 p., 23,90 €.