Figures libres. Pourquoi le politique se dégrade
Le pouvoir faisait peur, il fait rire. Il fascinait, il indiffère. Ce qui animait le politique, et faisait sa grandeur comme ses servitudes, semble être tombé en désuétude. Certes, tout n’a pas disparu : il existe des gouvernants, des partis, des élections, tout comme des lois, des décisions, des conflits. Mais l’ensemble se révèle affadi, dévitalisé. Le politique est toujours présent, mais il est passé, comme on le dit d’un tissu : les couleurs s’estompent, la trame se relâche. Les citoyens sont devenus des gens. Envers les gouvernants, ils sont déçus, goguenards, démobilisés, blasés, furieux, désespérés… tour à tour ou tout ensemble. Que s’est-il donc passé ?
Georges Balandier dresse l’inventaire des causes de cet affaiblissement et en propose une analyse vive et lucide dans Recherche du politique perdu. Chacun connaît, ou devrait connaître, l’œuvre de cet anthropologue de grande envergure, constamment attentif aux mouvements de fond de notre époque. Plusieurs de ses ouvrages ont marqué la seconde partie du XXe siècle – depuis ses travaux de sociologie de l’Afrique noire des années 1950 jusqu’à ses essais sur les métamorphoses de la modernité des années 1980 et 1990. En fait, le pouvoir – ses symboles, ses enjeux, ses crises – est au centre de tous ses livres. Du coup, à 95 ans, la plume toujours vive et le regard aigu, ce grand observateur esquisse un diagnostic du marasme ambiant. Son axe : tout se joue autour de la force-pouvoir, de ses possibilités ou non d’incarnation.
Car le pouvoir est d’abord lié au corps du chef. Des sociétés traditionnelles aux monarchies européennes de l’Age classique, ce corps réel, organisme humain comme les autres, est habité d’un autre corps, mystique et symbolique, investi de la force du pouvoir, elle-même préservée ou renouvelée par un ensemble de rituels, de prescriptions et d’interdits.
Fragile démocratie
La Révolution et la République vont bouleverser ce schéma, remplacer le corps du « Suprême » par le fonctionnement des assemblées. Georges Balandier relit sous cet angle l’histoire de la France moderne et contemporaine, en montrant notamment comment la Ve République a réinvesti le corps du roi-président. L’écrivain cisèle alors des pages savoureuses sur Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy… chacun incarnant différemment le corps – tantôt malade tantôt fringant – du pouvoir politique aux prises avec la mutation de fond de l’époque. Au passage, Balandier épingle la faute de Hollande : son projet d’être un président « normal », plus encore qu’un contresens sur la fonction, lui interdit d’être le « passeur d’époques » que l’histoire exige.
Car le vrai nœud des questions se tient bien sûr dans l’enchevêtrement des figures anciennes qui se délitent et des bouleversements sans précédent que vit l’époque : mondialisation des échanges, financiarisation de l’économie, digitalisation des relations humaines. Sur cette thématique connue, Georges Balandier porte un regard original. Il souligne combien la démocratie est fragile, et son socle moral corrodé. Le bilan n’est pas vraiment rassurant. Mais pas non plus désespéré. Car l’anthropologue prend soin de préciser que l’universel n’est jamais donné, mais toujours à construire. Et que la demande d’un monde solidaire n’est pas morte. Loin de là.
Recherche du politique perdu, de Georges Balandier, Fayard, 124 p., 14 €.