Au Népal, tout recommence
Les Népalais, une nouvelle fois, doivent enterrer leurs morts et panser leurs plaies. Impossible de reconstruire, car, pour l’instant, tout vacille. Entre maisons disparues, villages effacés, routes coupées, les vivants tremblent. Pour le présent, comme pour la tâche colossale à venir. Quelques secondes de séisme, quelques décennies de labeur. Pas besoin d’être expert pour savoir que le plus dur est à venir. Quand seront éteints les projecteurs de l’actualité, reparties les équipes des télévisions du monde entier, évanouies les dernières cohortes de touristes. Bientôt, sous les trombes d’eau de la mousson, ne resteront aux côtés des habitants que quelques humanitaires, médecins et spécialistes des organisations internationales. Les Népalais devront alors entamer une longue marche escarpée, pas à pas, pierre par pierre. Avec quoi donc en tête ? Pas nécessairement ce que nous croyons.
Evidemment dominent douleur, tristesse, hébétude, accablement. Aucun humain ne subit sans effroyable douleur la mort soudaine des proches, la dévastation des lieux, les nuits dans le froid, la faim et la solitude. Et la terreur de nouvelles secousses. Evidemment s’imposent détermination, volonté obstinée de tout réparer, de revivre malgré tout, au prix de mille efforts et patiences. L’humain se reconnaît aussi à cet entêtement vital, capable de surmonter le pire à force d’endurance et de travail. Mais ce lot commun est perçu de manières multiples. Si l’horreur et le courage sont les mêmes pour tous, les cartes mentales pour s’y repérer diffèrent. C’est ce qu’il convient aussi de rappeler.
Car ce pays, hindouiste à 80 %, est un conservatoire des traditions de pensée indiennes. Il fait coexister, sans vrais conflits, quantité d’écoles et de courants, sans oublier quelques bouddhistes, environ 10 % de la population, habitant les lieux de naissance supposés du Bouddha. Les Népalais sont donc habités par un arrière-plan métaphysique, culturel et spirituel distinct de celui des Occidentaux. La liste des écarts serait longue : elle irait, par exemple, des réincarnations aux doctrines du karma, du caractère plus ou moins illusoire du monde dit réel jusqu’aux devoirs spécifiques de chacun, selon sa place et sa caste, en passant par les jeux de l’Absolu avec l’univers et l’inexistence de l’ego. Sans être forcément présente identiquement en chacun, cette trame millénaire constitue la toile de fond de la pensée et de la sensibilité. Et peut faire vivre différemment les catastrophes.
Par exemple : au lieu d’un univers unique, créé une seule fois, la culture indienne a toujours imaginé quantité de mondes successifs. « Les créations et destructions du monde sont innombrables « , affirment les « Lois de Manu », ouvrage fondamental qui fut l’un des premiers textes traduits du sanskrit par l’école de Calcutta dans les années 1780. Cette désagrégation répétée, en sanskrit prâlâya (« dissolution, désorganisation « ), est provoquée par la perte inéluctable et régulière de l’ordre initial. Tout se dégrade : d’un âge du monde à un autre, le climat est moins tempéré, la vie humaine moins longue, la pureté des moeurs moins grande, les vertus moins répandues, les lois moins respectées.
Ce qui finit par aboutir au chaos, au meurtre, à la violence généralisée avant que le monde finalement ne s’efface… et recommence. Indéfiniment. Sans véritable but, sans dessein cosmique. Tout dépend de l’éveil et de l’assoupissement du Purusha, le grand être cosmique : en s’éveillant, il forme un monde en ordre, comme on redevient conscient après avoir dormi. A mesure qu’il s’assoupit, sa pensée-monde s’embrume et se désorganise, pour laisser place à un sommeil sans rêve qui met un terme à l’univers. Ses jours et ses nuits forment des mondes qui se succèdent.
Cela n’empêche certes pas la réalité des tremblements de terre, des humains et des yaks tués d’un coup, des pleurs et des paniques des survivants. Ces mythes n’effacent rien de l’impérieuse nécessité de redresser les murs, de rouvrir les routes, bientôt les écoles. Mais tout se trouvera cependant vécu, pensé, senti, poursuivi dans un espace mental configuré autrement que le nôtre. Le souligner ne réduit en rien notre devoir de solidarité – au contraire. En évitant de plaquer sur les autres les cadres standard d’un humanisme désincarné et d’un universel abstrait, nous habitons un monde plus vrai. Où les distances mentales n’empêchent pas la proximité des coeurs.