Figures libres : L’épopée pensante de Michel Serres
Surprise ! Voilà que tombe du ciel, émerge des flots, court en forêt un poème symphonique. Epopée pensante, hymne inclassable, flamboyant et ondoyant. Michel Serres veut y réincarner Lucrèce au temps du Web. Une seule question anime son chant : en quoi consiste donc l’acte de penser ? Réponse en un mot : inventer. L’explication, qui occupe tout le livre, bientôt le déborde de toutes parts. Car cette invention qui caractérise la pensée n’est pour ce philosophe en aucune manière coupée du monde. Jamais, à ses yeux, aucune création pensante ne se cantonne à l’étroit royaume de la théorie, aux arsenaux des concepts, aux jeux des arguments. Au contraire…
Penser, selon Michel Serres, c’est d’abord oser laisser parler en soi, en vrac et sans ordre, ces myriades d’informations vives habitant le corps : aventures de l’univers, genèse des atomes et des galaxies, hasards de l’évolution, génies des espèces, sensations innombrables, bonheurs de la langue… Parce que le monde ne nous environne pas, il nous construit. Notre illusion est de le croire extérieur et étranger, alors qu’il nous est interne et familier – fût-ce à notre insu. « Nous n’inventons qu’à nous immerger dans le flux mondial et vital d’où émergent, ramifiées, les nouveautés. »
Principale leçon : pour penser-inventer, inutile de se rendre grave, austère, abstrait. C’est néfaste. Mieux vaut s’abandonner, se laisser porter, plonger dans le flux, devenir ours, renard, castor, arbre ou torrent – tour à tour, ou tout ensemble –, se fier aux bifurcations qui s’offrent. Stérile la méthode, et féconde son absence. A ce qui est stable, il conviendrait donc de préférer déséquilibre et dissymétrie, qui seules font avancer. Erreur, déviance, monstruosité, voilà les acteurs premiers de toute création. Ainsi fonctionnent l’évolution des espèces, mais aussi l’intelligence : « Je pense, donc je bifurque », proclame ce gaucher boiteux qui donne son titre au volume.
Universelle sympathie
A la place du défunt panthéisme, qui voyait Dieu en tout, Michel Serres invente une pensée nourrie et traversée de tout, un « pan-cognitivisme », ou une « pan-noétique », en quelque sorte, qui évoque la Renaissance, façon Paracelse ou Giordano Bruno, par ses correspondances, ses jeux d’universelle sympathie. Son périple à travers les âges du monde revisite aussi les étapes de sa propre pensée, les ouvrages qui ont construit son œuvre. Ses lecteurs fidèles y retrouveront les figures et personnages qui ont jalonné son parcours, de Leibniz à la série des Hermès (Minuit, 1969-1980)et à Petite Poucette (Le Pommier, 2012), en passant, entre autres, par Carpaccio et le parasite. La prophétie finale convainc moins : un optimisme très panglossien y annonce la fin des « âges durs », l’avènement de conditions douces de la pensée, l’ère de la paix et du fluide, dissolvant les duretés du vieux monde. Quitte à passer pour ronchon, grincheux, voltairien idiot, je dois m’avouer sceptique. Je doute que tout soit pour le mieux, demain, dans le plus doux des mondes numérisés.
Reste l’essentiel : festival de grande prose poétique, étincelant d’intuitions, écriture lumineuse, sensible, chantante. Michel Serres incite à penser en faisant confiance au corps, au cosmos, à la vie – c’est tout un. Il invite à inventer, à prendre des risques, à parier sur le mouvement, l’instable, le virtuel – conditions de la création. Que ce livre devienne un succès ne serait pas une surprise.
Le Gaucher boiteux. Puissance de la pensée, de Michel Serres, Le Pommier, 274 p., 22 €.