Figures libres. La mort parfaite n’existe pas
Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.
Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il s’agit d’une fiction. Enfin, selon toute apparence. Car il demeure difficile d’être assuré que cette folie soit tout à fait imaginaire, tellement sont intriqués, avec une ingénuité diabolique, éléments authentiques et inventions romanesques. L’auteur se souvient en effet de l’un de ses maîtres, bien réel, le philosophe français Michel Haar. Ce professeur à la Sorbonne, spécialiste de Nietzsche, est décédé d’une crise cardiaque le 18 août 2003 – ce qui est exact. Le texte mentionne diverses boîtes d’archives numérotées, renfermant ses manuscrits posthumes et correspondances – déposées effectivement à l’université d’Essex, à l’Albert Sloman Library. Le récit bifurque quand le narrateur reçoit ces boîtes par la poste. Elles lui réservent quantité de découvertes improbables.
Arts de la mémoire
En particulier des sortes de thèmes astraux, prévoyant les titres à paraître, mais aussi le lieu, le jour et l’heure de la mort d’une brochette de philosophes contemporains. Et du narrateur lui-même… Les cartons renferment également des études sur les arts de la mémoire, que l’historienne Frances Yates a fait redécouvrir, et la maquette d’un « théâtre de la mémoire » (c’est le titre du livre, en VO). Le destinataire de ces étranges colis entreprend de construire le théâtre de ses mains, en exil, au lieu où est prévue sa disparition. Apprendre à se remémorer, finir par savoir vraiment tout ce qu’on croit savoir, devenir capable de le dire, de s’y promener, sans rien oublier, n’est-ce pas ce qu’on appelle, depuis Platon, philosopher ? Ou bien mourir ?
Le jour J, le dernier, le narrateur espère tout récapituler, capable enfin de se rejouer souverainement le parcours de sa vie, les cycles de ses savoirs. Comme Socrate, ou comme Hegel, il rêve de faire coïncider cette reprise parfaite et sa fin absolue. Inutile de dévoiler la chute, mais on peut indiquer que ça ne marchera pas. Sans doute parce que la mort parfaite n’existe pas, et qu’apprendre à mourir, en fin compte, se révèle impossible. Il ne reste donc que ces opérettes, charmantes et dérisoires, échafaudées pour tenter en vain d’y parvenir, qu’on nomme « philosophies ». Telle pourrait bien être, parmi d’autres possibles, la leçon de cette fiction. A chacun de conclure si elle inquiète ou rassure.
Le Jour et l’heure (Memory Theatre), de Simon Critchley, images de Liam Gillick, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurent Bury, PUF, 100 p., 12 €.Signalons, du même auteur, la parution de Bowie, philosophie intime, traduit par Saint-Upery, La Découverte, « La rue musicale », 112 p., 10 €.