Figures libres.
Michel Foucault (1926-1984) surprend encore. On croyait avoir tout lu : les ouvrages achevés et publiés de son vivant, les quatre gros tomes posthumes de Dits et écrits, regroupant articles, entretiens, émissions, les cours du Collège de France reflétant son enseignement érudit, inventif, foisonnant. Eh bien, non, il y en a encore ! Et du premier choix ! Une nouvelle série, « Foucault inédit », dont paraît le deuxième volume, se poursuit désormais chez Vrin. Comme Ulysse – affublé par Homère de l’épithète polutropos, « aux mille tours » –, Foucault, d’outre-tombe, a plus d’une ruse dans son sac. Mort depuis plus de trente ans, il paraît inépuisable. Singulière entre toutes, sa voix de philosophe, actuelle et intempestive, continue de donner à penser.
Pour preuve, ces deux conférences, dissemblables mais convergentes, réunies aujourd’hui avec trois débats de Foucault à Berkeley. Qu’est-ce que la critique ? fut prononcée à la Sorbonne, en 1978, devant la Société française de philosophie. Foucault revient à Kant, à l’opuscule intitulé Qu’est-ce que l’Aufklärung ? (1784), qu’il juge décisif. En effet, pour la première fois, s’y définit le souci philosophique du temps présent. L’interrogation du philosophe ne porte plus sur l’humain éternel, la nature immuable du vrai, les idéaux intemporels. Ce qu’elle scrute est différent, et neuf : « Qui sommes-nous actuellement ? » Foucault l’explique dans d’autres textes, mais cette conférence apporte des précisions inédites. Elle souligne le courage qu’il faut pour reconnaître les limites de nos savoirs, elle indique clairement le lien entre ce tournant kantien et l’entreprise de Foucault lui-même, interrogeant les relations entre savoirs et pouvoirs. Surtout, elle rapproche de manière lumineuse démarche critique et protestation politique.
L’humour savant
Refuser d’être gouverné à n’importe quel prix, et n’importe comment – c’est-à-dire de manière aveugle, bête, cruelle… – est pour Foucault le levier central donnant naissance à la critique. Sa « toute première définition », dit-il, serait « l’art de n’être pas tellement gouverné ». Ce n’est pas un refus absolu, la revendication d’un anarchisme radical, mais une mise en cause cohérente de l’arbitraire et des abus du pouvoir. Les autres textes du volume montrent comment Foucault discernait l’émergence de cette contestation très en amont des Lumières, dans la mystique chrétienne du Moyen Age et sa mise en cause des pouvoirs de l’Eglise.
Ce qui frappe, comme toujours avec lui, c’est la fluidité de l’intelligence, la clarté des analyses et, dans les débats, le génie de la pédagogie, le sens de l’ironie, de l’escarmouche, de l’esquive – selon les cas, les interlocuteurs, les questions. Sans oublier l’humour savant. Un interlocuteur, à Berkeley, l’interroge sur la pureté parfaite reconnue au philosophe qui, comme Origène (IIIe siècle), s’est châtré. Foucault rappelle la réponse classique des théologiens : la vraie pureté entretient un combat perpétuel avec le désir. Il ajoute : « Il y a toute une littérature très amusante, que j’adore, sur les désirs impurs des castrats. Car si le corps des castrats n’est plus capable d’impuretés, leur âme, en revanche, est d’une noirceur… »
Depuis des décennies, l’œuvre est abondamment décortiquée et analysée. La foucaldologie est devenue une discipline académique. Foucault s’en moque.
Qu’est-ce que la critique ? suivi de La Culture de soi, de Michel Foucault, édité par Henri-Paul Fruchaud et Daniele Lorenzini, Vrin, « Philosophie du présent », 192 p., 20 €.