L’accoutumance à l’horreur
La tuerie, désormais, semble permanente. Fini les attentats sporadiques, longuement mûris, frappant de loin en loin. A présent, des cadavres d’innocents massacrés par les djihadistes s’accumulent pratiquement chaque jour. Au Kenya, étudiants assassinés en masse. Au Yémen, femmes et enfants criblés de balles. En Libye, artisans et paysans exécutés à l’aveugle. Après le Pakistan, le Nigeria, en même temps que l’Irak et la Syrie – ou ce qu’il en reste -, après Tunis, et Paris, et Bruxelles, et Toulouse. Liste non exhaustive, cela va sans dire… Chaque fois, des corps au sol baignent dans leur sang. Pourtant, on s’indigne moins. Bientôt, personne ne descendra plus dans la rue. Les chefs d’Etat ne défilent pas en toutes occasions. Les citoyens non plus. Serait-ce parce que ces morts sont loin, en Afrique, en Orient, chez les autres ? Sans doute, mais pas seulement. A force de répétition, l’horreur se banalise, l’indignation s’émousse, l’accoutumance gagne.
Si l’indifférence venait réellement à s’installer, alors nous aurions basculé dans un autre monde, dont nul ne sait ce qu’il réserve. Car la barbarie, comme la peste, est contagieuse. Albert Camus, en son temps, avait su le faire comprendre, en pensant au nazisme. Mais la leçon vaut pour cette épidémie nouvelle qu’est l’islamisme. Encore faut-il se souvenir que la barbarie, pour agir – pour décapiter, enterrer vivant, fusiller à l’aveugle – a besoin d’étouffer la sensibilité, de vitrifier la pitié. Commencer à s’habituer au spectacle de ses exactions, se laisser anesthésier, c’est déjà consentir, presque participer. Toutefois, il n’est pas commode de conserver constamment sa colère aiguisée, sa crainte à vif, son émotion intacte, car on risque alors de céder à la panique.
Le dilemme est donc le suivant : s’accoutumer, et c’est une façon de capituler, ou bien entretenir son émotion vive, et c’est une autre manière de s’affaiblir. Il semblerait finalement qu’on cède en quelque manière à la terreur aussi bien en cessant de s’émouvoir qu’en continuant à être bouleversé. Serait-il vraiment possible de s’apitoyer chaque jour, sans s’affoler, s’effarer ? Nous effrayer, encore et toujours, n’est-ce pas exactement ce que veulent les djihadistes ? Du coup, en devenant insensibles, ne serions-nous pas plus forts ?
L’indifférence serait-elle une manière d’éviter la déstabilisation ? On pourrait en effet imaginer que, à terme, les tueries venues du dedans se multipliant et s’intensifiant, les pays développés finissent par sombrer dans le chaos. Quelques dizaines d’attentats en Europe, semblables à ceux de Paris ou de Tunis, suffiraient, dans cette perspective, à déstabiliser profondément les sociétés démocratiques. En ce cas, l’émotion serait à considérer comme un facteur d’affaiblissement. Moins nous serions effrayés, plus nos capacités de résistance seraient fortes.
Qu’on imagine alors, à l’inverse, le fonctionnement des sociétés occidentales demeurant imperturbable. En admettant, là encore, que les terroristes soient de plus en plus actifs, on postulerait cette fois que leur impact resterait marginal. La terreur ne pourrait rien entamer, du moins quant au fond, du fonctionnement des grands ensembles technoscientifiques. En ce cas, l’indifférence serait une force.
Ce ne sont là, évidemment, que des vues de l’esprit – trop rationnelles, trop schématiques – sur un domaine où la raison n’a que peu de prise. En fait, pareille indifférence, si jamais elle était possible, se paierait très cher – pas seulement en vies humaines, mais en perte d’humanité. Qui seraient donc ces citoyens insensibles, capables de passer les vies de leurs semblables au compte de pertes et profits de leur routine quotidienne ?
Chaque fois surgit donc une nouvelle version de la même difficulté : trop d’émotion fait le jeu des terroristes, mais trop d’indifférence aussi. C’est une nouvelle version du piège pervers de la terreur, contre lequel il n’existe ni recette miracle ni bonne réponse. Le seul chemin praticable, étroit et malaisé, va et vient entre les pleurs et la détermination. Contre l’anesthésie et le risque d’accoutumance, il s’agit de garder vifs l’émotion, la rage, les cris de colère, la sensibilité humaine. Contre la panique et le chaos, il s’agit de conserver la tête froide et la volonté intacte de lutter. Exercice malcommode, mais indispensable : l’oeil du coeur ouvert à tous les massacres, celui de l’intelligence attentif à la logique de guerre.