Lulu le barbare et sa magie
Il est né vers l’an 125 de notre ère, chez les Scythes, à Samosate – aujourd’hui Samsat, ville kurde en territoire turc – et sa langue maternelle semble bien avoir été l’araméen. D’origine barbare, donc, au sens de non-Grec, il va malgré tout devenir le styliste de la langue grecque la plus pure, et l’auteur le plus exubérant de l’Empire romain. Lucien de Samosate, c’est Voltaire dans l’Antiquité, Diderot sous Marc-Aurèle, Rabelais à l’aube du christianisme. Avec, de temps à autre, quelque chose d’Offenbach, pour la parodie délirante. Il se moque des turpitudes des dieux de l’Olympe, pourfend le fanatisme des chrétiens, toutes les religions lui semblant risibles. Le deuil et les rites funéraires excitent aussi ses sarcasmes. Quelque part aux Enfers, Lulu le Barbare a dû s’abonner déjà à Charlie Hebdo.
Lui qui fut avocat à Antioche, conférencier itinérant – de la Grèce à l’Italie en passant par la Gaule (on signale son passage dans la vallée du Rhône) –, et quelque temps dignitaire de l’empire, n’épargne pas non plus les philosophes. Il raille leur boursouflure, égratigne leur suffisance, ironise sur leurs poses. Il aurait même, dans sa jeunesse, écrit quelques fausses sentences d’Héraclite, bien obscures, que de graves spécialistes de son temps s’échinèrent à expliquer… Il multiplie les tours, croque des personnages improbables et réels (amateur de livres qui ne lit pas, prophète truqueur), compose des dialogues imaginaires où se rencontrent des morts, des dieux, des courtisanes. Chaque fois, il rit des subterfuges et mystifications des gens supposés graves, respectables et puissants. Lulu le magicien fait dire, par exemple, à Philosophie, fille de Zeus : « [certains] prennent publiquement mon nom et se disent mes disciples, mes compagnons, mes sectateurs ; mais leur conduite infâme, l’ignorance, l’impudence et la luxure auxquelles ils s’abandonnent sont pour moi une sanglante injure. »
Prolixe, ingénieux, caustique
Lire et relire Lucien – comme firent Erasme, Montaigne, Rabelais, Swift, tant d’autres… – est donc impérieusement recommandé, voire indispensable. Rien de plus tonique que ce satiriste prolixe, ingénieux, caustique et fantastique. Hélas, le fréquenter dans toute sa diversité était devenu compliqué : ses œuvres complètes n’étaient plus disponibles. La nouvelle traduction de Jacques Bompaire, entamée depuis 1993 aux Belles Lettres, avec quatre volumes parus, demeure inachevée. Des textes figurent dans diverses collections de poche, mais dispersés et disparates.
La publication d’un Lucien complet dans la collection « Bouquins » est donc une excellente initiative. Ce gros volume reprend, avec des notes et quelques modifications minimes, les traductions d’Emile Chambry (1864-1938). Cet honorable professeur au lycée Voltaire savait du grec, écrivait un français châtié. A son actif, les traductions de quantité d’œuvres de Platon et de Plutarque qui se lisent encore. Principal défaut : sa plume est guindée, parfois jusqu’au ridicule. Quand le grec dit : « Tu veux rire ? » ou « Tu plaisantes ? », Chambry ne traduirait jamais : « Sans déc ? », cela va de soi, mais il écrit, sans rire… « Badines-tu ? » Lulu le Barbare l’aurait sans doute roulé dans la farine. Malgré tout, grâce à ce maître pincé, nous pouvons faire le tour Lucien de Samosate en 80 textes et plus de 1 200 pages – et c’est un festival ! L’original est plus dru, plus insolent, mais c’est un détail. La magie fonctionne.
Œuvres complètes, de Lucien de Samosate, traduit du grec par Emile Chambry, révisé par Alain Billault et Emeline Marquis, Robert Laffont, « Bouquins », 1 248 p., 32 €.