Mai 1968 – janvier 2015
Des dates charnières, il y en a peu dans l’histoire. Ce sont ces moments intenses, dont la force s’impose, d’emblée, avec éclat. Mais dont la portée profonde ne se perçoit que lentement, parce qu’elle est multiple, complexe, surchargée de sens disparates. Pour la France contemporaine, mai 1968 et janvier 2015 sont dans ce cas. Ces deux nébuleuses – brassant quantité de mots, d’images, de faits, de partis pris, de conséquences à long terme – n’ont pas seulement en commun d’avoir vu descendre dans les rues des millions de gens. Dans les deux cas, c’est tout l’imaginaire qui se révèle mobilisé, travaillé, redistribué. Les représentations de la société, de son avenir, de ses règles, se retrouvent différemment agencées. Scruter leurs différences en apprend long sur l’évolution de notre société.
La plus visible, remarquée par tout le monde : le changement radical d’attitude envers les forces de l’ordre. Les CRS ne sont plus des SS mais des anges gardiens. La police n’est plus défiée, haïe, conspuée. Elle est applaudie, remerciée, portée au pinacle. Les circonstances l’expliquent évidemment, mais ce puissant contraste révèle aussi combien le rapport à l’autorité s’est métamorphosé. Au sein des Trente Glorieuses, par temps de plein-emploi, on pouvait se payer le luxe de narguer l’ordre public et de rêver d’anarchie. En plein marasme, dans une époque de croissance en berne et de chômage en hausse, la sécurité publique devient plus aisément désirable, protectrice, rassurante.
Mai 1968 était fait de manifestations, qui réunissaient avant tout de jeunes étudiants et lycéens. Janvier 2015 est constitué de rassemblements, recueillis, souvent silencieux, où toutes les générations se sont retrouvées. Là encore, les causes immédiates se trouvent dans la réalité des faits. Mais, à l’arrière-plan, les toiles de fond se révèlent profondément dissemblables. Là, une révolte aux couleurs de pacifisme, de « Peace and Love « , de « Faites l’amour, pas la guerre » – un désir affirmant vouloir « changer la vie ». Ici, la restauration rêvée, de manière chaleureuse et souvent confuse, de l’unité d’un peuple blessé, sur fond de violence, de meurtres et d’images de guerre – une émotion qui d’abord devait pleurer des morts et donner envie de se serrer les coudes en signe de solidarité. Une solidarité qui semble bien souvent, aujourd’hui, oublier les juifs. « Nous sommes tous des juifs allemands », scandaient les premiers défilés de mai 1968 après la simple expulsion du territoire de Daniel Cohn-Bendit. Aujourd’hui, malgré les juifs qui ont été sauvagement assassinés uniquement parce qu’ils étaient juifs, et qui sont donc morts très différemment des autres victimes – nos amis de « Charlie Hebdo » ont été massacrés à cause de ce qu’ils avaient publié, les policiers ont été abattus parce qu’ils faisaient leur devoir -, on n’a pas vu inscrit « Nous sommes tous des juifs français » en tête des cortèges. Alors que l’antisémitisme progresse dans l’opinion, que les agressions de plus en plus nombreuses laissent de plus en plus indifférent, le départ des juifs de France pour Israël semble désormais bien souvent considéré comme une sorte de fait acquis, jugé parfois regrettable, mais pas comme une véritable tragédie ni un scandale.
« Il est interdit d’interdire « , disait avant tout l’esprit de mai 1968, martelant ce slogan qui fut pour lui fondateur. L’esprit de janvier 2015 semble affirmer l’inverse : il clame qu’« il est prescrit d’interdire » – et au plus vite, et le plus fermement possible – l’intolérance meurtrière, les appels au djihad, les apologies du terrorisme. Contre l’utopie du désordre bienheureux, il est de nouveau fait appel à la loi, aux limites, aux contraintes nécessaires d’un ordre et d’une répression.
Une fois de plus, on peut toujours ne voir là qu’un effet de circonstance. C’est plus probablement un phénomène de fond, qui traverse non seulement la société française mais aussi les sociétés européennes : face aux méfaits engendrés par cet absurde projet d’abolition de toute interdiction, on en revient au sens de l’autorité, dans la politique et l’éducation comme dans la morale. Il serait simpliste de n’y voir qu’un mouvement de balancier, allant du laxisme au conformisme. Mais il serait trop simple aussi de ne faire que s’en réjouir. Ce retour au sens de l’autorité nécessaire devra relever un autre défi : ne pas sombrer dans l’autoritarisme.